Une énigme : 2 créateurs, leur œuvre et leur souffrance
Richesse de l’œuvre en soi qui n’empêche pas un questionnement psychiatrique : ce qui se dit en l’œuvre de la souffrance.
L’occasion de mieux cerner encore le questionnement du lien entre folie et création :
La création comme nécessité vitale: cf. art brut, mais pas seulement.
La quête d’un signifiant primordial dans le langage pictural, déjà vue avec l’œuvre abstraite de Nicolas de Staël mais que l’on enrichirait en évoquant
Bran Van Velde, Hans Hartung, Kandinsky et bien d’autres qui ont en commun de ne pas être dans la représentation métaphorique. Ce qui rend souvent l’abstraction hermétique, jusqu’à ce qu’elle touche en nous, par la réussite de sa quête, l’émotion perceptive de cette résonance signifiante.
La singularité de la représentation qui nous est donnée à voir :
- soit entrer dans le cadre classique de la représentation métaphorique, exprimant grâce au langage pictural une fantaisie du créateur.
- Soit, comme le montre l’art brut, offrir une représentation de l’indicible, traversant la béance d’un être dans un préreprésentatif et revenant au lieu du trauma, de la catastrophe existentielle autour de laquelle s’organise, se réorganise la construction de l’être.. Ce que Lacan a exposé à travers le sinthome comme un lien singulier et fou du nouage de l’être, ce lien permettant que la folie n’explose pas mais soit en quelque sorte réalisée dans la création : J.Joyce, S.Dali, L.Wolfson…
Mais aussi, et on a tendance à l’oublier, du fait même que psychiatres, nous oublions les questions fondamentales au carrefour neurologie psychiatrie et notamment touchant à :
- La singularité de la sensorialité. On ne voit pas tous la même chose et des expériences passionnantes le prouvent : études sur les synesthésies et les synopsies, montrant que ce qui est à nous invisible, suscite une vision chez d’autres (exemple de lien chiffre-couleur).
Ces phénomènes sont liés à la particularité de réseaux neuronaux associatifs ou dissociatifs qui font que certains sont plus différents que nous ne le sommes individuellement.
- Le système perception-conscience influencé par des éléments en voie de découverte telle l’asymétrie du champ de perception, ou son parasitage par des phénomènes neurologiques complexes. Ce qui va produire un regard étrange et probablement pour certains une nécessité de s’exprimer pour exprimer cette dissemblance à la source, par exemple, d’une déhiscence de leur inscription dans le symbolique et donc de leur lien social.
- Surcharge ou anarchie d’impacts pulsionnels précipitant certains individus dans une incapacité du maintien de l’homéostase cérébrale, condition préalable à la sublimation : débordement et effraction par un flot non canalisable d’excitations. (L’art du danger de S. Le Poulichet)
Ce qui veut dire :
Cet intérêt pour la et les créations n’est pas simplement le hobby d’un psychiatre en mal de création ou qui voudrait atténuer la grisaille d’une pratique quotidienne envahie par la souffrance des patients pauvres et secs dans cette expressivité.
Il y a une implication de recherche fondamentale
- sur le plan neurocognitif
- sur le plan psychodynamique.
…. et une implication clinique dans l’utilisation ou la lecture des créations de nos patients.
JEAN-MICHEL BASQUIAT
Noir…métis. Intelligent…surdoué, inadapté au système
Carrefour de cultures…haïtienne, portoricaine, américaine
A 7 ans accident –renversé par une voiture-
Puis séparation des parents. Il reste avec son père
Succession de ruptures affectives, culturelles, éducatives.
Mère peinture, complicité, perte
Hospitalisation livre d’anatomie offert pare la mère, le trauma
De ruptures en fugue, à 16 ans livré à lui-même et aux bandes.
Béance affective, éducative, souffrance de la liberté
- errance, drogue
- intensité de l’expressivité
- intensité des émotions existentielles
Une quête, une révolte, une souffrance entendue, exploitée, reconnue.
Apparaît alors cette explosion de contradictions et de doubles liens
Sujet / objet… De la toute-puissance au déchet.
Reconnaissance / exploitation : vol de ses tableaux, liste d’attente
Exhibitionnisme / destruction : de ses toiles, de lui-même
Appel / violence rejetante : de la cravate à la clochardisation simultanées
Fascination : Gloire, argent – complexe besoin / rejet : brûlé par la drogue, brulées, les ailes du désir.
Contenant/explosant le processus psychotique : de la dissociation productive mais destructrice, à la mort par overdose après une tentative désespérée de sevrage.
Mais aussi
- conscience politique (noir – dollar..)
- utilisation cynique de sa place (amitiés intéressées – argent dilapidé – humiliation des humiliants)
Psychose sociale sur un traumatisme psychique qui prend la forme paranoïde majorée par la déréalisation liée aux drogues dures consommées à outrance :
Accès délirants à thème persécutif, disputes violentes, incongruence permanente avec la vie sociale, instabilité, fragilité et fuite des affects.
Francis Picabia
« Artiste en tous genres », qui s’est essayé à tous les styles dans une provocation, une dérision, une déconstruction.
De la peinture à la poésie, en passant par la critique, l’organisation de galas, la création de film ou de ballet.
Dada, « antipeintre », précurseur du ready made, enfourchant l’art conceptuel dans une irrévérence totale des codes artistiques.
Picabia invente, détourne et parfois ridiculise les procédés usuels, mais exigeant dans sa recherche, travailleur inquiet et obligé.
Début impressionniste, « à la manière de » Pissarro et Sisley.
Période orphique : « Je ne peins pas ce que voient mes yeux, je peins ce que voit mon esprit, ce que voit mon âme. » Udnie, toile orphique, orientée par l’expression des synesthésies, en l’occurrence musique et couleur.
Mécanique des corps, des affects de ses peintures-schémas qui alimentent le scandale Dada.
Puis ses silhouettes et ses superpositions, du ripolin en couleurs primaires à l’évanescence de ses beautés classiques en transparences.
Le ballet dada et le délirant scénario du film « Entr’acte ».
Puis, les Espagnoles, les Nus, figurations décalées jusqu’au « clown Fratellini », tel un chromo aux accents pathétiques, mais d’une profonde mélancolie.
Pour terminer le cycle de cette vie trépidante avec ses « points ».
7… Comme Basquiat, pour le trauma : le déces de sa mère
La maison des quatre sans femmes. Riche famille qui lui laisse une rente à vie
Solitude, angoisse de la perte et refuge du dessin
2 profondes dépressions qui bloquent la création picturale ludique et provocante
Déclarations lapidaires, aphorismes dada
Ruptures, césures mais dans une quête cohérente quant à son message humain
Vu comme jouisseur impénitent, il cache bien sa souffrance dans sa fuite active
Vie amoureuse aussi trépidante que sa passion automobile : les plus belles pour le plus beau… Mais des femmes qui ont compté et l’ont accompagné.
© Thierry Delcourt
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