Henry Maldiney évoque Cézanne pour tenter de cerner ce moment de la création, face à la montagne sainte-victoire.
Avec une insistance obsédante, le peintre se campe devant cet espace qu’il tente de saisir sur sa toile, dans un au-delà de la perception. Chaque jour, chaque heure, il scrute cette montagne, se libérant de la forme pour la rendre vivante… à ses yeux… à nos yeux. Il réussit cet acte magique de nous transmettre un indicible, grâce à la précision de son écriture picturale.
« Quand l’œil vient à plonger dans un abîme, on a le vertige…ce qui vient de l’œil autant que de l’abîme. De même l’angoisse est le vertige de la liberté ; la liberté plongeant alors dans son propre possible saisit à cet instant la finitude et s’y accroche. Dans ce vertige la liberté s’affaisse. La psychologie ne va que jusque-là et refuse d’expliquer outre. Au même instant tout est changé ; et quand la liberté se relève, elle se voit coupable. » S. Kierkegaard.
Quand la création réussit ce tour de force d’une Autre écriture, notre savoir psychopathologique ne peut circonscrire cet événement. Tout au plus il accompagne le créateur dans le lien qu’il tente entre son imaginaire et le monde visible. Comme dit P. Klee, rendre le visible au lieu de rendre visible.
A l’opposé de cette alchimie géniale que nous offrent les artistes ayant réussi ce tour de force, je citerai P. Fédida évoquant la paralysie glaciaire de certains moments dépressifs :
« Lorsque les humains sont déprimés, ils peuvent se faire aussi glaciaires et immobiles que les tombeaux eux-mêmes. Mais, devenus le mort qu’ils emprisonnent ou devenus la mort qui enferme et oublie le mort, ils refusent le rêve de leur pensée aux mouvements des morts. »
Cet anéantissement que nous rencontrons quotidiennement avec certains dépressifs, et pas seulement des mélancoliques, donne l’illusion d’un vide abyssal et d’une pensée désertifiée.
Mais tel est cet espace vide que H.P. Lovecraft nous fait découvrir dans «Démons et merveilles » masquant un monde ténébreux et grouillant d’espèces menaçantes.
Comme nous le montre dans l’après-coup le traitement psychique de ces états, il s’agit plutôt d’un trop plein pulsionnel ne trouvant pas d’issue fantasmatique et obligeant le Moi à parer au danger explosif … ou implosif !
De fait, l’implosion est, plus souvent que nous ne le voudrions, l’ultime acte créateur du dépressif qui se suicide.
Fédida insiste, à la suite de Winnicott, sur cette capacité dépressive, en tant qu’elle est cette constitution de l’expérience de la perte rendant possible la fantasmatisation, y compris de l’insoutenable de la mort et de la haine… C’est la présence dans l’absence, les cauchemars qui peuplent nos nuits, la violence et l’obscénité de nos extrusions imaginaires … que certains artistes savent rendre si vraies, et donc si poignantes.
Cette capacité dépressive est génératrice de la créativité, et ce, dés le jeu d’enfant :
La bobine, la maîtresse ; le petit théâtre destiné aux parents…
Elle est garante de la bonne santé psychique, même si elle nous amène à traverser des mondes angoissants et des moments d’une tristesse que nous disons infinie … mais on peut le dire, à la différence du déprimé « glaciaire » anéanti pour cause de pulsions immobilisées.
La créativité est donc une posture qui rend la vie possible. Elle écume l’imaginaire, nous laissant découvrir parfois une simple petite bulle, insaisissable … Et parfois un torrent … de mots, d’insultes, de notes, de couleurs et de formes.
A chacun selon ses moments de trouver une issue à cette fantasmatisation non dicible à priori et qui pourtant trouve à s’exprimer même si l’auteur n’y comprend goutte.
La création détruit l’Objet pour mieux le construire en le faisant sien. Il pourra alors s’absenter sans nous détruire.
Ces considérations débouchent sur une question très concrète concernant le soin aux déprimés ; à savoir comment réintroduire cette créativité et cette capacité dépressive, seule prévention valable face à la chronicité, au risque suicidaire et à la récidive.
Une psychothérapie bien menée permet de réintroduire cette capacité, par son effet cathartique mais surtout par son action de construire le fantasme dans un imaginaire qui peut se dire même s’il passe par les rets de l’interprétation.
Ce qui peut permettre de comprendre pourquoi certains de nos dépressifs sont pris dans cette boucle sinistre d’une pensée figée sur le vide dépressif en se barrant l’accès à une construction imaginaire, alors que d’autres vont produire dans la souffrance une œuvre, parfois dérisoire, parfois géniale.
Dali y répond à sa façon dans « le journal d’un génie », en explorant le lien entre sa souffrance corporelle et psychique, et le dénouement que lui procure sa création.
En s’éclairant du Réel lacanien, enrichi par exemple, de ce que peut écrire M. Blanchot concernant la nuit de l’Etre, nous pourrions mieux cerner cette radicale différence.
Le cas de Jean dans « guérison de la dépression » permet de repérer comment il est possible de passer d’une paralysie mélancolique à l’efflorescence imaginaire non maniaque.
Biblio sommaire :
M. Blanchot, l’Espace littéraire, NRF Idées
S. Dali, Journal d’un génie, Galli:mard L’Imaginaire
P. Fedida, Des bienfaits de la dépression, Odile Jacob
S. Freud, Le créateur littéraire et la fantaisie, Folio Essais
S. Freud, Deuil et mélancolie, Œuvres complètes, XIII, P.U.F.
H.P. Lovecraft, Démons et merveilles, 10/18
H. Maldiney, Art et existence, Ed. Klincksieck
D. Winnicott, Jeu et Réalité, Ed. Gallimard