Annabelle entra dans la grotte, risquant son corps à tâtons dans la nuit. Un rai de lumière blafarde vibrant sur la paroi lui fit entrevoir le colosse surgissant dans la sombre anfractuosité. Il se dressait devant elle, menaçant.
Saisie d’effroi face à cette nudité de cire, Annabelle courut à perdre haleine jusqu’à un promontoire où elle ne trouva, pour échapper à la figure monstrueuse, qu’une cage de verre surplombant le monde. C’est ici qu’enfin elle se réfugia, protégée d’être exposée à tous les regards.
La petite fille curieuse ne pouvait savoir que le secret dont elle était avide se révèlerait dans l’effroi. Sa fuite ne lui permit pas d’en savoir plus. Faut-il ne voir dans cette aventure que la fiction freudienne éculée d’une scène primitive, coït originaire dont Annabelle naquît ?
Ou bien touche-t-elle au-delà, au secret origine du monde ?
Quelqu’un pouvait-t-il enfin répondre à sa question ?.. C’était un rêve.
Il aurait fallu pour cela approcher le colosse et affronter son propre saisissement, tel Le Caravage nous offrant son autoportrait dans le miroir convexe d’une pupille dilatée par l’effroi face à la Gorgone¹. L’artiste serait donc celui qui, mieux que d’autres, oserait cette fiction du monde, rejouant par sa création une origine qui le dépasse.
L’irrépressible ‘pourquoi’ de l’enfant, dans sa quête jubilatoire et angoissée, génère souvent un sourire amusé ou pire, la moue agacée de l’homme sérieux, le même qui ne comprend pas ‘comment l’on peut peindre des choses pareilles’. Ces questions d’enfant, ou plutôt de ce qui se préserve en nous d’un étonnement d’enfant, sont posées avec une candeur qui, loin d’être dupe, offre au questionné l’occasion d’être à l’origine d’une réponse. C’est en jouant de ce dialogue que l’artiste nous tient en respect, dès lors que nous lui en offrons l’opportunité. Il ouvre des voies en de multiples expressions que les champs d’investigation scientifique et psychanalytique, après la théologie, s’acharnent à décrypter, plongeant dans ces tiroirs sans fond qu’illustre le ‘Cabinet anthropomorphique’² peint par Salvador Dali, en un clin d’œil provoquant.
Annabelle voulait voir et comprendre mais elle n’a pu que fuir. Se pourrait-il qu’une réponse soit trouvée là, dans l’impression éphémère de la pupille effarée qui a entrevu la figure monstrueuse ? Fugitive, elle n’en est que mieux fixée dans la mémoire, gardant son mystère mais exténuant la fascination pour cette quête de l’origine du monde.
Parti d’un rêve audacieux qui inaugura le projet de ce livre, je dus me résoudre à une perspective plus humble mais traçant une voie mieux assurée grâce à l’écoute attentive des paroles offertes par des artistes sur leur création. J’ai tenté d’y saisir une genèse de l’acte créateur et d’y comprendre cette quête de l’artiste, étrange et souvent obsédante.
L’illusion eut été d’en espérer une voie universelle, faite d’invariants qui traverseraient le temps, les cultures et les hommes. Ce livre, plus modestement, ne concerne qu’un temps contemporain de notre culture européenne, et en deçà même, limité à quelques artistes ne niant pas les fondements culturels qui les ont fait naître à leur art. Des questions et un doute pourraient donc entacher la validité de ce travail, de voir se réduire le champ d’investigation à ce point apparemment anecdotique eu égard à la diversité de l’art contemporain. Mais c’est le modeste dessein de toute recherche expérimentale d’avoir à cerner un point focal où la compréhension devient possible, en visant à élargir l’angle de vue et la profondeur de champ dans un temps second.
Il faut toutefois évoquer l’absence, par un choix non sectaire, de créateurs de l’art dit actuel, pourtant riche de ses tentatives, dans sa mouvance et ses bouleversements conceptuels et expressifs. En m’attachant à la question du moment de création, dans la complexité de son inscription au cœur de l’œuvre et de l’artiste, j’ai cherché à cerner un acte s’inscrivant dans l’être et sa culture sans en nier l’héritage, et qui contenait en lui la promesse d’un infini ouvert par un monde subjectif en devenir, ce qui ne peut se limiter à l’acte conceptuel, intellectuel et politique.
Pourquoi donc s’arrêter à des artistes qui ne renient pas la figure, la couleur, l’émotion, la matière et la connaissance, transmises à travers les siècles d’histoire de l’art, dans les domaines de la peinture, du dessin, de la sculpture, de la composition musicale, et, plus proche de nous, de la photographie ?
Probablement, il s’agit là d’un arrêt momentané, d’un camp de base de la réflexion sur la création, qui incitera à ouvrir des voies à partir de ce point d’ancrage. Sans revenir à la caverne de nos ancêtres, bien qu’elle mérite un détour que n’ont pas manqué de tenter certains artistes contemporains, je me suis attardé à entendre la richesse des inscriptions culturelles dans l’acte de créer.
Nous n’irons donc pas jusqu’à l’art dit actuel qui aura besoin d’un recul séculaire pour dire la validité de sa révolution, au-delà des engouements médiatiques et spéculatifs. Sa part conceptuelle dominante, interrogeant le sens même de la démarche artistique, ouvre des voies passionnantes, acceptant de s’épuiser dans l’éphémère et les scories que le mouvement du temps saura trier. Ces voies ne sont pas encore suffisamment praticables pour avancer dans une recherche sur le processus de création tel que je l’entends, dans l’inscription culturelle de l’acte, loin du brouhaha social.
Une parole a été recueillie auprès d’artistes qui ont patiemment accepté de répondre à mes questions, celles d’un béotien au regard de l’acte de création artistique mais néanmoins versé à en connaître quelques bribes par culture et intérêt, mais aussi par l’écoute d’autres artistes, venus un jour se poser sur le divan pour dire leurs souffrances et leurs symptômes et évoquer leur rapport complexe à l’acte de créer. Il n’était pas question de se servir de ces propos de patient, marqués du sceau du secret, mais leur richesse et leur diversité ont permis de donner tout son relief aux paroles des artistes rencontrés uniquement dans le cadre de cette recherche.
Par contre, le poids du bagage psychanalytique infléchit à plus d’un titre le recueil des propos : de la prévention à la confidence chez l’artiste, de l’écoute à ses empêchements en ce qui me concerne.
Sans se bercer de l’illusion d’une écoute virginale, il fallait pourtant se détacher des interprétations parfois aussi péremptoires que simplificatrices du savoir psychanalytique qui risquaient de perdre l’occasion unique d’une voie ouverte par l’artiste s’exprimant sur son acte. Afin d’éviter cette impasse, et pour permettre de mieux déployer le sens à l’écoute, les repères théoriques utiles seront tracés en préambule. Cet étayage n’est exposé là que pour faciliter sa mise en question et son éventuel démontage en tant qu’hypothèse heuristique.
Un autre écueil se présentait, auparavant masqué par l’illusion d’un savoir psychanalytique imposant une vue panoptique sur le monde : d’accepter et même de s’imposer ce dénuement exacerbait dans un premier temps les effets de fascination, d’avoir la chance de rencontrer des artistes dont j’admirais l’œuvre et de les écouter parler de leur acte créateur. La fascination étant aussi mère d’aveuglement, il fallait tenter de s’en défaire. Le temps offert aux entretiens et le canevas préétabli des questions ont permis qu’à la fois il y ait rencontre, et que celle-ci ne perde pas de vue son but.
Ces entretiens, je les voulais en espace ouvert à une présence authentique, et respectueux du temps d’un dire dans ses nuances et parfois ses trouvailles. La qualité des rencontres facilita l’acceptation par les artistes d’un dévoilement, toujours délicat, et la confiance accordée à ce questionnement pour le moins intrusif. Les propos qui s’en dégagent ont tracé des lignes de force dans la découverte et la compréhension, au-delà même de ce que j’en attendais. Ils ont parfois laissé perplexes les artistes face à leur dire dont l’éclairage devenait soudain inquiétant ou bouleversant pour eux. Cet ‘exercice’ ne devrait pas être répété trop souvent, l’acte créatif se soutenant, nous le verrons, de transparaître tout en restant dans l’ombre d’une compréhension.
Ces lignes découvertes, ma volonté première était de les rapprocher les unes des autres, d’un artiste à l’autre, mais aussi d’un domaine de création à un autre. L’espoir était d’y trouver des points de rencontre, des passerelles parfois précaires, ce qui ne fut pas difficile et pas une découverte en soi, mais là enfin ce repérage était validé et étayé par la rigueur de l’approche, au plus près du dire des artistes. Je savais aussi que j’allais trouver des lignes très divergentes, mais l’intérêt était alors de comprendre où et pourquoi elles divergeaient dans le processus de création.
Les entretiens n’avaient pas pour but de connaître la biographie de ces artistes, dont une résumé succinct est donnée en fin d’ouvrage. Ils n’étaient pas, non plus, motif à débusquer un psychisme secret. Ce travail n’est à aucun moment une psychographie à la recherche d’une explication simpliste à laquelle l’œuvre échappe toujours, fort heureusement. Il ne se trouve donc pas, dans ce livre, de révélations fracassantes ou croustillantes. Et c’est mieux ainsi, car nous avons tous à nous méfier de nourritures malsaines extraites des mâchoires médiatiques.
Bien que cette recherche centrée sur le processus créateur reste délibérément profane quant à une analyse esthétique de l’œuvre, il serait souhaitable de confronter le regard, la lecture et l’écoute des réalisations des artistes rencontrés au fil de cette lecture.
Alors, que reste-t-il, si le narrateur se refuse à analyser, à raconter, s’il n’est pas psychanalyste en l’occurrence, et si, pour clore, il se refuse à l’approche esthétique ? Il reste précisément les traces offertes par la parole de ces artistes sur leur création. Ces traces deviennent connaissance par extraction, mise en relief et en écho, dans des rapprochements les moins hasardeux possibles.
La posture profane ne se décrète pas, elle se travaille. Le souci était donc, avant tout, d’aller à la source de ce qui permet cette posture, par l’analyse de ce qui m’avait conduit à ce projet, et de ce qui pouvait m’y aveugler. Ce travail personnel reste dans l’ombre mais il est la condition pour qu’une subjectivité n’entache pas la singularité et la complexité du propos, toujours en prise sur celui des artistes.
À ces conditions pouvait se déployer une analyse et un éventuel décryptage des paroles, mais aussi une part irréductible d’interprétation permettant un certain regard sur les arcanes de la création. Nombre d’artistes ont déjà parlé de leur travail, et même si, parfois, ils ont été remarquablement guidés dans cette parole, il manquait une étude transversale fidèlement amarrée à la parole recueillie pour mieux comprendre la complexité de ce qui est en jeu dans le processus de création.
Les entretiens ont eu lieu chez les artistes, en général dans leur atelier, et se sont échelonnés durant les années 2004-2005. Il n’y a pas eu enregistrement mais prise de notes manuscrites, afin de ne pas entraver la rencontre avec un tiers intrus non maîtrisable par l’artiste.
Celui-ci a gardé un contrôle sur ses paroles, leur exactitude et leur véracité, en ayant accès à une relecture du texte. Seuls des extraits sont utilisés en citation ou parfois en propos reformulé, afin de ne pas alourdir l’étude, mais surtout pour ménager une discrétion indispensable à l’être privé de l’artiste. Cette phase initiale d’entretiens est enrichie d’une réflexion préalable sur le processus de création. Il s’agit d’un travail que j’ai effectué et présenté³ ces dernières années sur la création et sur un certain nombre d’artistes reconnus. Il en sera fait mention pour éclairer et compléter l’analyse.
Une attention particulière a été portée à certains créateurs dits d’Art Brut, dont il est fait mention dans ce livre, côtoyant les artistes qui ont choisi ou ont été choisis par leur art. Rappelons que l’Art Brut est une dénomination imposée par Jean Dubuffet, grand défenseur d’un art qu’il voulait reconnu au-delà de sa référence psychopathologique. L’art brut regroupe des productions diverses dont la plupart émergent des lieux de la folie et de l’enfermement sous toutes ses formes.
Les œuvres produites ont parfois été reconnues pour leur valeur artistique, mais rarement avant de l’être pour leur illustration de l’égarement humain. La démarche de création ne s’appuie pas, dans l’art brut, sur une volonté de faire œuvre, et moins encore, sur une élaboration esthétique conçue et pensée comme telle..........
(suite dans Au risque de l'art - éd. L'Age d'Homme 2007 - dans toutes les bonnes librairies ou, entre autres, http://livre.fnac.com/a1992873/Thierry-Delcourt-Au-risque-de-l-art
© Thierry Delcourt