Portrait, tentation, sculpture ! Insolite proposition du carton d’invitation, alléchante exposition qui m’aspire irrésistiblement. J’arrive, curieux de toucher et découvrir l’énigme de cette association portrait-sculpture qui ressemble fort à un défi. Le portrait ouvre à la richesse, l’ambiguïté et l’équivoque d’une figure complexe dont la noble maîtrise est habituellement attribuée à la peinture. Mauro Corda sculpte depuis 35 ans. Il cherche dans ce défi permanent, refusant les petites facilités et la répétition qui mènent à la sclérose et à la mort de l’artiste. Tentation sera-t-il le maître-mot pour dénouer cette énigme ? J’entre !
La curiosité risque de trop vite se satisfaire d’un clin d’œil à l’œuvre, éventuellement accompagné d’un bref trouble, immédiatement recouvert d’une exclamation enthousiaste ou d’une critique définitive, et… au suivant ! Le regard se brouille dans la confusion d’une vision accumulative, aggravée parfois par quelque mauvais vin, tristesse des vernissages et de la multitude de ses yeux aveugles : les œuvres y deviennent un incongru prétexte et semblent dire « Vous qui passez sans me voir, laissez-moi goûter d’une solitude silencieuse loin de votre inepte brouhaha ; laissez-moi, plutôt que de me dévisager niaisement ! Suis-je spectacle ? Vous êtes au zoo ! » Il s’agit donc d’être là vraiment, je m’y apprête, et de laisser opérer l’attraction, une affaire aussi risquée que passionnante. Alors, le bref trouble peut vite se transformer en malaise et l’effet-spectacle devenir coup de poing ou aventure imprévisible. De plein fouet, je suis saisi par une burqa d’or… puis aussitôt happé par une tête en inox portant masque à gaz. « Il l’a fait, il a osé, mais n’est-ce pas un peu mode ? »… Un sourire, mais je pressens que mon regard est en train de passer à côté de quelque chose d’important.
Retour à la case départ ! Je sais qu’il faut se méfier de ce qui happe, surtout quand ça brille et que c’est familier. Cette tentation-là relève de la voracité de la pie. Laisser venir l’œuvre à soi, accepter de la regarder jusqu’à la pénétrer ou plutôt qu’elle me pénètre, me dévisage. Je sais que je dois arriver à cet état pour voir au-delà de l’icône du temps présent et de la belle figure. J’approche d’un seuil, La Musulmane, étrange série de quatre têtes qui déclinent le masque du voile jusqu’au regard prisonnier. Malaise, l’étrange portrait occupe tout l’espace et ne me voit pas. Son regard d’aveugle m’envahit ; l’intouchable figure androgyne et mortuaire se masque autant sans voile que derrière son mur de tissu, luxe doré d’une demeure scellée. Il fallait dépasser la vision codée qui se contente d’un sens unique, celui, important mais convenu, du débat actuel sur le voile et la burqa, sur la laïcité de l’espace public et sur la liberté et l’égalité des femmes. Quand, en 2007, Mauro Corda a pensé et réalisé cette série, il anticipait un débat public, alors moins passionné, mais dans la nécessité, semble-t-il, de le faire résonner avec le sien, intime, existentiel autant que politique. Ce débat obsédant avec le masque, si présent dans son œuvre, interroge l’énigme de l’être et la contrainte de ce qui l’anime à son insu, envers et parfois contre lui. Mon malaise et la multitude des pensées qu’il génère, me fait penser que cette première convocation du regard est la bonne ; elle me touche au plus intime du rapport au monde ; elle permet de ne plus s’attarder pour l’instant, au risque de ne plus rien voir… D’autant que les portraits sont là, une soixantaine à m’attendre, à me tendre leur piège peut-être, à m’interpeller. Le vertige est là car l’ouverture sensible fragilise ; elle s’offre dans une entière réceptivité à l’œuvre, juste retour de la prouesse tentée par l’artiste : celle de rendre visible ce que notre perception ne cesse de nous cacher en tronquant la réalité complexe du rapport au monde. Le défi du regard artistique est de réussir à s’extraire d’une vision préfigurée où icônes, mythes et symboles imposent leurs contraintes à un regard qui ne cesse d’être croyance et invocation : du religieux ou de la science, de la magie ou du dieu média. Cette vision préfigurée, évidence aliénée au corpus culturel, anticipe la perception en imposant sa définition codifiée. Il faut s’en défaire !
Mais, à peine sorti de là, surgit une autre question : que peut notre regard, aliéné par sa préinscription neuropsychique, si ce n’est de nous donner à voir une infime part d’un réel transformé. La perception complète, spatialise, élimine, édulcore ; elle donne corps et construit en interprétant à partir d’une impression sensorielle du réel déjà sélective. Ce regard est dépendant de ce qui le préforme : mémoire collective et singulière, langage et croyance induisent une élection perceptive confinant parfois à l’aveuglement. Cette limite est malgré tout la condition pour se représenter le monde et soi, et donc, rendre l’existence possible. Il est souvent question de croire pour voir et de voir pour confirmer, mais certaines œuvres d’art permettent de cesser de croire pour voir enfin. L’illusion travaillée dans l’objet créé déroute l’illusion perceptive en mobilisant autrement la richesse de nos associations sensorielles et psychiques. Comment on regarde, écoute, sent et pense est en relation étroite avec la façon dont l’artiste a ouvert cette capacité en lui et dépend aussi de la finesse et de l’intensité de l’œuvre qui en est issue.
Toute œuvre réussie, jusqu’à la plus palpable des sculptures, reste un objet virtuel qui nous ouvre un monde sans cela inaccessible. C’est pour cela que nombre de philosophes et de psychanalystes sont si attentifs à l’œuvre d’art. Ils savent que la figure proposée par l’artiste est une abstraction plus consistante que les concepts qu’ils travaillent.
Je m’approche du masque à gaz en inox. Il se décline lui aussi en quatre propositions contigües : quatre visages, du plus masqué, envahi par l’appareillage encombrant, à celui, tendu autour d’une bouche en O, appel ou cri ; entre les deux, une sorte de mue en deux temps, de division par scissiparité, comme le font les redoutables bactéries. Les yeux restent cachés, aveugle regard sous les énormes verres miroirs ; rien à voir avec le regard de Mona Lisa, encore moins avec son sourire, et pourtant, même étrangeté, même distance insondable. J’assiste, médusé, à une mutation dangereuse d’un être inaccessible qui semble me regarder avec d’autant plus d’insistance qu’il est envahi par le masque ; mais où commence l’histoire, s’il y en a une ? Le cri va-t-il être étouffé par le masque ou émerge-t-il dans l’éblouissement, pire, dans l’effroi, d’une mue qui expulse l’appareillage ? Qu’importe, radiations ou ypérite, ça brûle et l’atmosphère que nous propose Mauro Corda est irrespirable ; l’humain semble vivre un péril ou s’en protéger. La beauté des volumes, la pureté du visage et sa brillance ajoutent au malaise.
Qu’est-ce donc que ce dispositif mis en place par Mauro Corda qui nous évince et nous écrase ainsi ? Une machine à penser et à ressentir prend d’assaut le spectateur, le saisit et convoque en lui des images mentales qui se bousculent en éveillant la part de réel impensable et les fantasmes traumatiques. Si seulement je pouvais me contenter de goûter les volumes par une perception formelle, analytique, où l’objet est là comme pure forme ! Je tente d’imaginer une vision libérée de l’affect et des associations psychiques, une vision qui n’éveillerait que des références esthétiques inscrites dans le corpus artistique. Est-ce ainsi que voit Mauro Corda, par le toucher des volumes qu’il travaille ? Est-il chirurgien de la forme en gestation ?
Je dois faire avec une vision sensible, foisonnante et dérangeante car procédant par associations incontrôlables, comme le rêve. Il s’agit de l’expérience subjective des émotions perceptives ouvrant sur un monde endormi, une mémoire endolorie. Le seul recours, mais précieux, est celui de la pensée mais il nécessite un apprentissage du voir qui ne renonce pas à la résonance intuitive et sensible. Le regard devient alors un acte où sensation et pensée vont s’enrichir mutuellement : se laisser voir en pensant l’œuvre y compris dans sa facture et son inscription esthétique, culturelle et politique. Ainsi, peut-être, je rentre pleinement dans le dispositif créé par Mauro Corda. Mais il y a un reste, quelque chose qui échappe, et ce reste me laisse dans une incertitude agaçante : qu’a-t-il voulu dans la gestation de cette œuvre, quelles associations et pensées l’ont traversé ?
L’énigme, c’est probablement que tout ça lui échappe aussi et qu’il voudrait bien que je lui dise ce qu’il a fait là, au besoin en ajoutant un peu plus encore de provocation du regard et de la pensée ! Il y a toujours un reste, un inconnaissable. C’est peut-être le sujet principal de l’œuvre de Mauro Corda et de l’importance qu’y tiennent masques, transformations et mutations dans ses figures. Il sait, par contre, et je l’apprends au contact de son œuvre que créer ou recevoir une création passe par l’oubli d’une définition de l’objet et de la réalité au profit d’une poésie de la forme éprouvée, explorée, ouverte au monde. Regarde encore !
Le Cri, comme la plupart des sculptures de Mauro Corda, est une figure abstraite, virtuelle et poétique dans sa déclinaison énigmatique. Paradoxalement, elle touche ainsi au plus concret et immédiat de l’être : ça me regarde, ça me pénètre ; j’y charrie le chaos de mes sentiments dans le trouble d’obscures et riches pensées que ne peuvent contenir mes belles considérations sociopolitiques. Je soupçonne Mauro Corda de jouir en parvenant à nous « refiler la patate chaude » de ses chimères encombrantes et de ses fantasmes angoissants mais ce n’est pas, loin s’en faut, la seule préoccupation du sculpteur. Comment rendre avec le plus d’intensité et d’efficacité, les secousses qui le traversent dans sa porosité au monde par, et uniquement par la sculpture, en respectant ses contraintes, en inventant aussi son langage de formes et de volumes ?
Je continue mon chemin parmi ces portraits, hésitant sur le parcours : sera-t-il docile, chronologique ou intuitif ? Les voies sont multiples. Mieux vaut finalement les chemins de traverse de mon intuition, une navigation dérivant au gré des appels et des correspondances que me lancent les œuvres, se complétant ou se heurtant dans une dualité troublante. C’est un vagabondage, pas une errance, qui me porte ; je dirais une gambade imaginaire en quête de résonances, de vibrations, d’émotions mais aussi d’intelligence, de celle de l’œuvre et de l’artiste, de la mienne aussi, bien sûr.
Acceptons l’arbitraire de focalisations subjectives, soudaines passions d’un regard aimanté par l’âme d’un portrait ! Acceptons l’arbitraire d’interprétations toujours subjectives qui n’engagent, comme on dit, que leur auteur ! Prenons acte que ce regard que je porte sur les figures de Mauro Corda et les interprétations que j’y ose ne sont là que comme hypothèses et non comme vérités ! Sachons qu’il n’existe pas une vérité de l’œuvre autre que subjective, et que même l’artiste n’y peut rien, lui qui n’a accès qu’à une parcelle des représentations à l’origine de sa création ! Réjouissons-nous de cette merveille qui préserve une respiration dans un monde étouffant où tout est calibré et contrôlé, même la fantaisie ! Ne craignons pas de laisser s’exprimer cette subjectivité, elle est le garant d’une humanité sensible que porte en lui tout artiste, et qu’il nous transmet. Approprions-nous l’œuvre, elle est là pour cela !
Portraits étrangement familiers
Je reviens, aimanté, vers cette présence infiniment distante de La musulmane vierge de voile ; épreuve de la tentation, vertige du désir. Je comprends mieux pourquoi il faut cacher cette beauté comme il fallait « cacher ce sein que je ne saurais voir », obscène tentation pour ceux qui en refusent l’expérience à leurs frères. La musulmane au niqab nous préserve de sa beauté et il me vient la pensée qu’elle est étrangement l’opposée de ces femmes au masque loup que j’ai pu croiser dans les érotiques carnavals de mécréants : poitrine avantageuse, sourire coquin mais regard dissimulé jetant le trouble d’une identité voilée car spectacle n’est pas débauche. Songeant à cela, je contemple Psychose, portrait au masque antibactérien dans la brillance ambigüe de l’inox : inquiétude, asphyxie d’une bouche collée par une respiration retenue. Il me semble percevoir une profonde tristesse, celle d’une privation de liberté encore plus fondamentale que le niqab : l’épidémie guette, le monde devient irrespirable ! La tentation est alors d’arracher tout et de crier son désir de pâquerette.
Je laisse là ce vilain malaise et vais me reposer auprès de trois grands bustes de jeunes femmes, trois visages, trois civilisations dans une tentative de résonance, Asia, Afrique et Europe. Mauro Corda a-t-il voulu nous ouvrir à une beauté partagée au-delà des frontières ?
À y regarder de plus près, la sérénité ne dure pas. Asia, cheveux et yeux bridés, insondable regard, semble méditer mais n’est-ce pas le cliché, le mythe qui me tiennent : Asie et sagesse, bride et méditation profonde. Et si cet inaccessible visage, garçon ou fille, recélait l’âme livrée aux répugnances à peine sortie de la fraîcheur des latrines, comme l’exprimait Arthur Rimbaud dans Les poètes de sept ans.
Les masques de pureté et de virginité constituent trop souvent la figure imposée de l’enfance, premier mensonge d’une intime liberté. Europe me dissuade de ces égarements. Le rictus ébauché de sa bouche juvénile me lance l’avertissement méprisant d’une beauté arrogante. Sais-tu qui je suis parait me dire la princesse nattée au regard désarmant. Elle me fixe dans le sérieux de sa pose assurée de tenir sa place mais avec une pointe d’inquiétude, la mienne, peut-être, qu’elle me renvoie. Je suis content de cette prestance ; elle sait où elle va !
Je me tourne, plein d’espérance, vers Afrique dévoilant la promesse de son buste ; nattée, fière elle aussi, ou plutôt digne. Elle tient ses distances avec l’homme que je suis ; elle n’est pas son objet mais elle attend quelque chose. Elle sait qu’elle peut voir surgir le pire, elle l’a vu et parfois vécu. Son regard en porte la marque que Mauro Corda nous transmet mais il a su y ajouter une joie, une pointe de jeu prêt à éclore. Jouons, rêvons dans la tentation de cette beauté foudroyante mais acceptons sa règle du jeu !
Mauro Corda maîtrise parfaitement les nuances de ces trois poses qu’il fait portrait. Il laisse ouverte l’équivoque beauté et alimente la projection d’un désir interlope tempéré par l’illusion de pureté. Le regard y gagne en dignité.
Métamorphoses
Trois étagères qui contiennent des bustes bien casés attirent mon regard. Lisse, pure, Jeune chinoise semble procéder par infime altération d’une répétition étrange : mat ou verni, face et profil, les quatre visages paraissent des clones neutres et silencieux. Je passe, un peu distrait, et arrive à Fille-garçon, quatre bustes bicolores disposés sur le même mode dans leurs compartiments : deux faces en haut, deux profils qui se font face en bas. Là aussi, je m’étonne de l’extrême ressemblance mais une déclinaison de chevelure et d’oreille m’amène à penser, à songer, à me souvenir que cela ne tient pas à grand-chose d’être fille ou garçon : affaire de genre, de culture, pourquoi pas de choix… Et si l’identité plurielle était possible… un rêve auquel certain(e)s donnent corps. À voir son parcours de sculptures, Mauro Corda semble y être particulièrement sensible. Du crâne poli ou à demi chevelu, de l’oreille vierge ou montée, un symbole discret marque une distinction qui n’impose aucune contrainte identitaire sexuée car les codes culturels en vigueur ne sont pas si loin de tomber en désuétude ! Mauro Corda en conjugue le questionnement avec humour et tendresse malgré l’apparente froideur distante de ses portraits ; il me donne une bouffée d’air frais !
La troisième étagère est plus énigmatique : six bustes m’évoquent l’effacement, celui des artifices mais aussi des traits distinctifs si importants pour faire portrait, entre identité et expression. L’ultime tête lisse et vernissée confine à une pure beauté à peine suggérée, une essence de visage qui fuit dans la profondeur de sa méditation.
La récréation se termine par un coup de poing. Je suis face aux Métamorphoses et je n’y vois rien. Pourquoi tant de violence : cet écorchement du visage, sa déliquescence, sa contention le réduisant au silence, ses difformités asymétriques, ses yeux exorbités qui vous fixent sans pitié. L’angoisse m’envahit, d’autant que je garde encore le souvenir cruel de la Boucherie de Mauro Corda, sept sculptures monumentales suspendues, sept corps pour une pièce en sept actes prenant titre des sept jours de la semaine. Sept corps humains mutilés et suspendus, martyrs dont la présence douloureuse choque et questionne.
La série Métamorphose, elle aussi extrêmement dérangeante, associe des portraits différents dans la forme mais qui semblent, je ne comprends pas encore pourquoi, intimement liés entre eux. Chacun provoque un état différent de sensation et d’éprouvé mais ils ont en commun de faire énigme, de provoquer effroi, silence et recueillement. De la liquéfaction gommant les traits au bâillonnement d’une chair tendue, prête à exploser, du masque de chevalier inexistant au cerveau d’écorché, Mauro Corda brave un tabou et franchit la frontière de l’irreprésentable, entre excavation, déréliction et disparition de l’être. Une telle épreuve, violente, répulsive et fascinante, éveille en moi le sentiment douloureux de précarité, de duplicité et de désolation. Je suis face au gouffre spéculaire de ces portraits meurtris, dans l’angoisse de ma difformité.
Quel défi a guidé Mauro Corda dans cette réalisation monstrueuse ? Il y a provocation, certes, mais pas complaisance morbide car je perçois dans ces visages la même dignité que dans ses belles figures. S’il y a atrocité, terreur, elle n’est là que comme témoin de l’humain déchiré, et Mauro Corda fait tout son possible pour y inscrire une humanité sensible, celle que j’envisage dans un second temps, une fois l’effet traumatique du regard atténué.
Les failles et les blessures de l’être me regardent sans concession mais sans exhibition. Ces portraits parlent à ma faille, à mes blessures ; ils n’ajoutent rien à la souffrance du monde, ils la présentent pour que nous n’ayons pas d’autre alternative que de la regarder en face. Les deux marbres, Le Témoin et Le Mépris, renforcent cette sensation de présence nécessaire. Le temps passe, je ne peux les quitter ! Ils font partie de mon univers depuis que le monstrueux a laissé place à l’intime conviction qu’ils recèlent une réponse à la barbarie, à l’inanité d’une humanité déchirée dans sa soif d’amour et incapable de renoncer à sa cruauté. Je ne ressens pas mon regard voyeur face à ces portraits ; je n’y suis pas complice d’un mépris diabolique arrachant sa dignité à l’être vivant comme on l’écorche pour en extraire un objet, abat-jour ou autre fantaisie cruelle des bouchers de Mauthausen et d’ailleurs. Mauro Corda est, j’en suis sûr, aux antipodes de cyniques artistes tatoueurs de cochons et autres pratiques attentant à la vie et à la dignité des êtres vivants quels qu’ils soient ; des artistes qui semblent s’y complaire et s’y enrichir grassement sous des arguments fallacieux au relent si abject.
La promesse de l’origine
Deux colonnes imposantes attirent mon œil, dispositifs luxueux qui contiennent des portraits insolites. Dans un écrin noir à quatre étages, La Lignée expose quatre têtes d’or, objets que Mauro Corda a voulus précieux. À y regarder de plus près, les portraits semblent conjuguer un propos excentrique sur l’origine de l’homme, mais paradoxalement, le squelette d’une tête finement ciselée d’un primate, grand singe ou macaque, est au sommet de la tour. Lui répond, en bas, une tête somptueuse d’un sage, elle aussi ciselée, sapiens sapiens comme on disait autrefois, afin d’éviter toute confusion entre l’homme de Cro-Magnon et l’homme moderne, si parfait ! Entre les deux se décline une évolution poétique en coupe sagittale d’une affectueuse correspondance homme-singe. La Lignée de Mauro Corda m’apparaît une fenêtre sur le monde comme une interpellation. Noblesse d’une altérité cousine, sagesse partagée dans le chuchotement d’une intimité incongrue, les propositions de portraits nous parlent, se parlent et nous regardent dans l’étrangeté de leur provocation. Mauro Corda veut-il me dire que, dans ses dérives totalitaires et prométhéennes, l’humanisme glorieux a voulu oublier ses origines et n’a pas plus respecté ses cousins que l’écosystème sans lequel, doit-on lui rappeler, il ne serait pas ? Ou bien, et c’est le plus probable, il offre le portrait magnifié de la sagesse et d’une dignité comme étant un bien précieux à partager entre les êtres vivants.
Heureusement, il y a des hommes pour soutenir de leur sagesse la richesse du monde dans une altérité respectée où tout est respectable.
Je me tourne vers une colonne plus imposante encore, de verre et d’inox, dispositif à miroir et à tiroir. Le Chaînon Manquant devrait être là, dans l’un des sept compartiments ! De bas en haut, salamandre, portrait de singe, tête humaine primitive, une case vide au miroir, un masque, de la poussière et rien dans la transparence du verre.
Qu’est-ce donc, cette machine à penser ? Mauro Corda nous livre comme origine, au plus archaïque, la salamandre, animal fossile capable de régénérer ses membres, esprit du feu dans la cosmogonie archaïque des humains tentant de maîtriser les quatre éléments : la terre, l’eau, le feu et l’air. Tout commencerait là, puis, au-dessus, un bronze à la patine bleutée finement polie, le portrait placide d’un beau singe méditant, yeux et bouche fermés sur un regard intérieur, connivence humaine là encore ! Je suis ému face à ce visage qui me voit sans me regarder. Il n’a pas besoin de voir pour savoir. Je me vois en lui, discret sourire à la vie. Mais c’est sans compter avec la splendeur astrale du portrait humain, patine identique, regard lointain et inaccessible tourné vers l’infini d’un horizon intérieur. Quelle beauté ! Je voudrais lui ressembler mais aussitôt, je perçois son souci. Le mien se tourne alors vers le miroir qui me renvoie dans le compartiment vide, ma figure étonnée et inquiète. Il n’est pas bon de se voir là, je détourne mon regard puis j’y reviens. Est-il ici, le chaînon manquant, dans l’étrangeté d’une impossibilité de se connaître, de se reconnaître avec certitude, identité incertaine, dissemblance aux prises avec la fragmentation d’une conscience douloureuse d’avoir à être divisée et parcellaire ? Mauro Corda me prouve une fois encore qu’avec un dispositif artistique, il en dit plus et mieux que tout philosophe. Le choc du miroir amené par l’œuvre en est une cruelle démonstration ! Je poursuis la montée de la colonne qui ne va pas sans angoisse maintenant. La case suivante montre l’énigmatique portrait d’un masque sanglé sur une tête invisible car même le regard est caché derrière le reflet d’une lunette argentée. Je pense au Cri, au risque atomique, au désastre accompli par l’homme qui a rendu sa planète irrespirable à force de croissance sauvage des profits non partagés. L’homme sans visage me dévisage sans me respirer. Il est à l’image d’un pouvoir sans tête, une folie destructrice.
Je passe et souris de la conclusion de Mauro Corda : cendre, tout n’est plus que cendre bordée par le reflet de mon visage à moitié recouvert, à moitié réduit en poussière, désastre et crémation. Ne reste plus que l’ultime case qui achève le processus, case vide, sans miroir, néant désespérant mais reposant. Il n’y a plus rien !
Mauro Corda serait-il un écoartiste ? Ce serait le réduire mais depuis des décennies, il décline dans son œuvre le désastre humain, de Poussière à Métamorphose, de La Sécheresse à La Boîte. Il me fait penser qu’au-delà des Droits de l’Homme, estimable conquête encore trop peu appliquée, il serait indispensable de soutenir des Droits de l’Écosystème comme condition pour exister et ne pas se conduire tels des nazis à l’égard du monde vivant et minéral.
Je me tourne vers le buste de Poussière, sublime portrait, bronze à la patine lisse, gris bleutée. Je connais cette œuvre, une des plus belles de Mauro Corda, sculpture en pied d’un être sans âge, diaphane d’avoir subi l’infamie de la faim. Tête baissée, regard intérieur au-delà de tout et qui mange le visage émacié, mains jointes en offrande qui contiennent un peu de cette poussière qui file vers un sol de gravats, corps cachectique qui convoque une indicible souffrance d’autant plus coupable que la beauté est là, nous transportant dans une contemplation fascinée. Je ne peux quitter ce portrait de Poussière. Il m’appelle comme un christ, comme une essence divine à laquelle je ne crois pas sans pour autant y renoncer, une essence d’être qui contient tout, transcendante pureté, sagesse silencieuse.
Yin et Yang procède de cette même pureté de la forme. Deux marbres lisses, laissant deviner les volumes du visage sous le masque. Seule la bouche entrouverte semble prononcer un son silencieux. Un noir, un blanc comme dans le mythe du Qi, souffle originel, nous appelle à la méditation sans regard, à la tentative de se transporter dans l’universel, dans l’infini des complémentarités et des correspondances du cosmos pour y puiser la force et la sagesse d’exister. Au-dessus des frontières et des tracasseries d’une humanité contingente, il s’agirait d’atteindre l’harmonisation des forces contraires sans craindre de laisser cohabiter vie et mort. Les portrais Yin et Yang de Mauro Corda ne sont ni mortuaires ni masqués, ils visent un au-delà ou notre regard peut avoir l’illusion de se poser.
L’incorporation des formes
Il est bon, parfois, de laisser baigner son regard dans une figure familière portant en elle toute une histoire de l’art. Il est rassurant de sentir un continuum qui nous relie à une culture partagée au long des siècles et des contrées. Loin d’une identité nationale, de ses normes et de ses diktats, l’imprégnation classique rassemble les êtres, y compris ceux qui ignorent leur acculturation. L’art n’y est plus élitiste ; il est reçu par tous, diversement, mais sans imposer la contrainte d’un apprentissage du regard. Pourquoi ce regard condescendant de ceux qui prétendent détenir la modernité en bannissant tout ce qui s’approche d’une figuration expressive ? Ne peut-on aimer à la fois l’abstraction la plus radicale, les performances conceptuelles et la figure qui, création oblige, reste toujours une abstraction, une virtualité et une pensée à l’œuvre ? Je refuse de choisir et m’arrête un instant pour contempler le bel ouvrage de Mauro Corda, celui des années 80, ses débuts de sculpteur, mais aussi bien quelques pièces dont cette surprenante Tête antique en marbre réalisée en 2005. J’y retrouve, parfaitement maîtrisé, le style de ses années d’apprentissage où sculpter obligeait à imprégner son geste de celui de ses maîtres. Volume et matière, forme et lumière, l’âme du portrait passait d’abord et avant tout par là. Rien n’empêche Mauro Corda de déconstruire, il ne s’en prive pas, car il sait construire et ne le renie pas. Michel-Ange, Rodin, Bourdelle et quelques autres, la liste n’est pas si longue de ceux dont on perçoit l’empreinte discrète encore actuelle dans le style de Mauro Corda. Tête antique joue de cette empathie mais à y regarder de plus près derrière la belle facture, l’asymétrie du rictus et le crâne sanglé imposent d’autres codes, altération m’indiquant à n’en pas douter qu’autre chose se joue là qu’un exercice convenu et mimétique.
Hypothèses, médiums, matières, Mauro Corda semble tout mettre au travail sans relâche ni concession. À voir son parcours, il travaille avec l’audace, l’exigence et l’énergie des insoumis et des affranchis. Il n’a pas le temps d’hésiter ni de se laisser bâillonner, ni l’envie de se conformer aux courants d’art dont il semble se moquer éperdument. Son audace est-elle un choix délibéré : il faudrait y aller sinon la mort guette ? Quel chemin parcouru depuis son Musicien, marbre ô combien romantique ! Il trône là, dans cette exposition entre des œuvres si subversives. Il est doucement accompagné des Chanteurs, bronze à trois voix à la présence sobre et recueillie, un peu endormie à mon goût. Soledad, une belle et éternelle solitude m’appelle et ça fait son effet ! J’ai, de face, le miroir de mes tourments quand enfin ils tolèrent, le temps passant, d’être esthétisés.
Que cache la belle figure ? Mauro Corda glisse, au fil de ses années d’apprentissage vers ses questions singulières, par petites touches déconstructives. Sa seule préoccupation est : comment rendre par les volumes une cosa mentale ? Inventer des formes et des dispositifs lui permet de concevoir son rapport au monde par et dans la sculpture, temps plein de son être.
Visages du désastre
Qui n’a pas eu, un matin chagrin, à s’extraire péniblement d’une nuit abîmée où monstres et chimères l’ont aspiré au fond d’un gouffre dévorant ? Alors, mieux vaut soigneusement éviter les miroirs de l’aube… On ne sait jamais ce qu’ils pourraient refléter. Parfois, on n’y voit plus rien : arrêt sidéré face à un miroir sans image, cruelle transparence hallucinée d’un visage effacé. Une ardoise magique gomme le reflet rassurant dans l’angoisse d’une folle inexistence. Je sais aussi, pour l’avoir profondément ressenti, qu’une nuit agitée peut ouvrir le livre des drames auxquels certains n’ont malheureusement pas échappé, destins tragiques ! Les images défilent et deviennent au réveil un sombre pressentiment. Anticipation et prémonition se transforment au fil du jour en une empathie de rescapé. Comme il est bon de n’avoir pas à être réellement à la place de l’autre, parfois d’un proche, brutalement plongé dans le désastre : infarctus foudroyant, disparition d’un enfant, annonce d’un cancer, accident mortel, bascule de la folie ou du crime... La liste est longue des catastrophes qui nous guettent et qu’il est urgent d’oublier dès le réveil en s’absorbant dans une réalité besogneuse et avide de croyances irrationnelles. Il faut vivre malgré ce spectre tragique, pour certains insoutenable au point d’avoir à se résigner de ne pas mourir pour en finir !
C’est cette intime et douloureuse répulsion à laquelle Mauro Corda convie son public, si j’ose dire pour un acte aussi cruel, lorsqu’il nous met face à certains portraits, de ceux que l’on voudrait éviter comme les miroirs de l’âme des petits matins cauchemardesques. Ses êtres difformes, amputés, meurtris, ses gueules cassées d’une existence au destin tragique sont là, face à moi, et aujourd’hui, il m’est impossible d’y échapper. Je ne peux que reposer mon regard fasciné en le forçant à se tourner vers les belles figures familières.
Armé du rassurant regard clinique, profession oblige, je peux considérer posément les portraits éprouvants ! Quel voyage que celui de tourner autour de L’interné, étrange sculpture d’étain au reflet métallique. L’œil enchâssé et le regard insondable d’orbites semblant vacants donnent au visage son inquiétante étrangeté. Il porte le casque des « malades de la tête », des « fêlés » : métaphore asilaire, ce dispositif d’observation, de contrôle et de mesure diagnostic d’une électricité cérébrale anarchique peut aussi indiquer celui d’une contention pénétrante grâce à des électrodes qui déchargent leur énergie neutralisant le fonctionnement cérébral. C’est ainsi qu’on agit parfois lorsque, comme il est si délicatement dit, le malade devient dangereux pour lui-même ou pour autrui. Notre époque sécuritaire usant largement du relais des médias stigmatise ces êtres différents, fous donc dangereux, oubliant ainsi que les plus dangereux des hommes circulent librement et sont considérés comme sains d’esprit.
Mauro Corda introduit une complexité dans ce portrait deL’interné. Je ne vois pas un aliéné mais la profondeur d’un regard, l’inconnu d’un congénère différent mais qui n’est pas si lointain. Et si je tourne autour, le profil et le dos laissent apparaître la fine chevelure des fils électriques, beauté d’une coiffe indienne ou africaine, superbe hybridation qui invite au regard tolérant. Par ce regard d’une différence familiarisée à force d’en accepter le petit brin de bizarrerie, Mauro Corda exprime que la folie de L’interné vaut mieux qu’une folie normative ordinaire. Son message, enfin, celui que je suppose dans mon regard projectif, passe dans la tendresse des courbures adoucies qui viennent tempérer la dure et radicale étrangeté du visage au menton rudement sanglé.
Me vient alors une autre idée : l’appareillage fidèlement représenté par Mauro Corda et réalisé grâce à la prouesse du fondeur veut-il, au-delà d’une image archétypale de la folie, exprimer que de la contention à l’agression cérébrale, le traitement électrique savamment appliqué n’est pas sans évoquer la torture qui transforme l’étranger en résigné, le dérangé en désabusé, le dissident politique nommé terroriste en mort vivant ?
Face à ce beau visage de L’interné, et oubliant le dispositif électroencéphalographique, je reconnais cette bouche plissée, embarrassée, pour être celle du sculpteur qui semble dire : regardez ce que vous faites de lui, de moi, de tous ceux qui sont différents, des fous, pour le dire sans ces pincettes politiquement correctes qui désignent sans toucher. Mauro Corda a-t-il voulu désigner l’hypocrite intégration exacerbant la mise à distance normative de l’autre différent ? Que pèsent les belles mesures de non discrimination alors que tout est fait, principe sécuritaire et de précaution oblige, pour standardiser, ségréger et stigmatiser ?
Je quitte L’interné avec un sourire complice. Enfin apaisé grâce à ces réflexions que seule une grande œuvre peut susciter par sa complexité, j’arrive, amusé et étonné, face à Kermesse. Mauro Corda y joue une fois encore de la boîte, mais là, en grand format et à échelle humaine.
L’homme, dans un baril jusqu’au cou, est résolument en position inconfortable. Il semble s’être enfoncé doucement dans un liquide visqueux, argent pétrole, dont on souhaite qu’il ne soit pas toxique. Serait-ce un argentier véreux, un Madoff en pénitence ? En tous cas, il me fait sourire avec son regard implorant, sa bouche clownesque cernée par les traits profonds du souci que le reflet accentue, ses mains agrippées afin de maintenir la tête hors du liquide. Quelle mort cruelle, noyé dans le pétrole comme Picsou dans son or ! … Pourquoi ce sarcasme à en oublier la probable souffrance de ce pauvre homme ? Une autre hypothèse me vient : est-il nu, pudique et embarrassé, n’osant sortir de sa boîte à la différence du redoutable Diogène qui jeta sa morgue à la face du monde ?
Pourquoi Kermesse ? Je crois savoir que ce jeu drolatique, comme l’indique le titre choisi par Mauro Corda, était prisé dans de sauvages kermesses où l’homme ainsi prisonnier et objet de la risée du public, subissait les invectives et les projectiles lancés par des badauds éméchés. La torsion du visage creusé par la triste angoisse, le regard figé, la déploration d’une bouche grimaçante semblent dire pitié, épargnez-moi ! Mais face à lui, paradoxalement, aucun apitoiement. La posture comique amusant une foule en mal de cruauté vaut-elle la mise en scène d’un désastre ?
Finalement, qu’importe la souffrance, l’humiliation et la blessure infligées au pauvre bougre pourvu que l’assemblée soit bien divertie. De tous temps, les faits sociaux prouvent, s’il en était besoin, que tout peut aller très vite et très loin dans ces petits jeux où la victime lapidée permet au groupe de se rassembler et de jouir ; qu’importe son destin, la bonne cause vaut bien un sacrifié ! Cela se voit dès la cour d’école et, n’oublions jamais, s’outrepasse dans les programmes fascistes de tous bords.
Je sais, pour le connaître, que Mauro Corda n’est pas du côté de ce public. Lui qui n’a pas été épargné dans sa vie, il défend avec fierté la dignité des hommes, à commencer par la sienne. Il sait, par contre, que chacun de nous peut se trouver dans cette scabreuse position d’objet, de mauvais objet voué au déchet. Il sait, et nous aussi malgré le déni offusqué, que chacun de nous peut devenir le bourreau appliquant la torture dans une jouissance à la courbe exponentielle que la raison condamne. La tristement célèbre expérience de simulation d’une torture électrique du psychologue Stanley Milgram l’a démontré s’il en était besoin. Plus intime et douloureux, le recueil tardif des confidences et des témoignages de certains soldats, honnêtes hommes aux prises avec leur conscience révèle, par la confession critique, les actes de barbarie commis à l’insu du libre-arbitre lors des guerres et génocides.
Tout en me disant que, décidément, l’œuvre de Mauro Corda générait des pensées foisonnantes, je me trouve nez à nez avec Pot cassé, deux têtes en pure céramique blanche montées dans un écrin de verre et d’inox, deux états de tête qui m’évoquent autant l’antique figure romaine qu’une Madone de Vinci ou de Raphaël. J’hésite car le sexe est incertain ; il est dissous dans l’empâtement du visage. Pourquoi ces portraits ont-ils subi le choc et la cassure ? Brisées et collées, ils présentent des manques importants et les morceaux délaissés sont là, témoins du traumatisme. Heureusement le visage est préservé mais pour l’un des bustes, il ouvre sur le vide d’une boîte crânienne et pour l’autre, le socle est dévasté.
Noble et austère, ce portrait, dans sa répétition, semble se tendre en avant de soi dans une posture étonnée et interrogative, mais le trait épais me laisse perplexe : pas d’âge, pas de sexe, pas de réelle présence, comme un vide en suspens, une permanence d’être.
Je comprends mieux le choix et l’acte de Mauro Corda. Ce cassé-collé évoque une fêlure irrémédiable. Quelqu’un a bien essayé de restaurer mais ce qui est brisé, disséminé, ne se rassemble pas si facilement. C’est une archéologie de l’être indéfini qui est exhumée entre ces deux états. Le sérieux qu’inspire la tête intacte au socle effondré, naufrage de l’être, laisse place à une indicible mélancolie face au crâne béant et à la figure brisée.
Le trait lourd et la forme vierge d’expression m’évoquent ces olvidados hors d’attente dans l’éternelle absence que Luis Buñuel filma aux portes de la capitale mexicaine en 1950.
Oubliés, ces déficients mentaux ne le sont pas, fort heureusement, par un entourage aussi chaleureux qu’il est mis à l’épreuve par ce destin tragique, souvent culpabilisant, d’avoir donné naissance à un être différent et incapable, malgré leurs efforts, d’atteindre une réelle autonomie sociale. Mauro Corda questionne ce drame et nous invite à accueillir ces êtres pour lesquels nous avons tous à ménager une existence digne et confortable, sans commisération ni déni du malaise qu’ils provoquent en nous, ni même refus de l’idée qu’il aurait peut-être mieux valu pour eux qu’ils ne naissent pas dans notre monde normatif et élitiste où ils sont trop souvent rangés au rayon des objets cassés, encombrants et coûteux.
Un pas de plus et je reste médusé face aux trois états d’un portrait nommé Crépuscule. C’est une résine blanche, légèrement translucide, que Mauro Corda a choisi pour réaliser ces trois têtes. Ce n’est pas sans évoquer la bougie, et l’on saisit vite que le beau visage émacié, surmonté d’une tiare bizarre, subit une liquéfaction définitive et non la mise en forme d’une renaissance. La disparition des traits se fait dans la coulure, un effacement progressif plutôt qu’une décomposition. L’état intermédiaire préserve encore le port altier de la figure mais en intériorisant un peu plus la présence dérangeante de ce portrait, à l’image de certains vieillards encore fiers dont la peau semble couler, trop molle et distendue pour épouser la chair devenue cachectique. Le désastre est irrémédiable et se conclut dans le troisième état où l’informe visage disparait sans laisser de trait. On ne peut que deviner la mémoire de forme, oblongue et triangulée du beau portrait.
À la différence de certaines séries réversibles des sculptures de Mauro Corda, celle-ci ne peut, me semble-t-il, que fonctionner dans ce sens de l’effacement. La déliquescence est inéluctable, et c’est de la nôtre dont parle Mauro Corda. Elle est d’autant plus précipitée que l’on brûle la mèche par les deux bouts dans une existence mouvementée, s’étirant, s’écoulant, temps infini et pourtant court, au fil d’une longue maladie, d’une lente agonie.
Mauro Corda a manifestement choisi un modèle qui portait en lui, déjà visibles, les prémisses de cette agonie. La sculpture anticipe le processus d’une disparition en trois états exsudant la forme envisagée d’un précieux liquide qui lui donnait la vie, son volume et son mouvement souple. Lorsque la bougie, symbole de vie, s’éteint, la forme et son expression tombent, asséchées et déconstruites. Et ce n’est pas la trahison du conditionnement cireux des thanatopracteurs, rituel théâtral, qui nous rassurera sur ce point de rupture définitif. L’artiste ne ménage pas son propos et impose cette réalité sidérante : la mort, c’est la disparition de la forme!
Portrait d’un être en suspens
Dans ce parcours de sculpture, un certain nombre de portraits partagent une présence et une expression très particulières qui semblent correspondre à une intense préoccupation de Mauro Corda. On sait que l’artiste cherche souvent une autre façon d’exprimer ce qui le tient en haleine dans sa création, cherchant une plus grande efficacité formelle et conceptuelle. Il en est de même dans le choix du sujet et d’une éventuelle figure, le plus souvent prétextes à porter virtuellement un propos allant parfois jusqu’à l’obsession.
Les portraits La Chipie, Victoria, Masque, Africaine, Méditation, Tête de poupée, Asepsie partagent une présence insolite qui me paraît relever du suspens, une sorte d’attente indéfinie mêlée d’une inquiétude suffisamment contenue pour rester sur le haut registre de la méditation. J’y vois l’expression formelle d’une perplexité d’être au monde, peut-être celle que nous masque Mauro Corda sous son air assuré ! En les regardant, je pense à L’étranger d’Albert Camus, au Petit prince de Saint-Exupéry, au Molloy de Samuel Beckett, à ces personnages qui flottent dans l’entredeux du temps incomptable, dans le précieux repli d’un interstice du monde. Ils portent et méditent l’interrogation autour d’une précaire contingence humaine, de sa finitude et du malaise inconsolable qui s’en dégage.
Victoria, de marbre blanc, surprend déjà par sa tête posée à même le socle, sans cou, mais surtout par ce regard écarquillé à la pupille noire plongeant à la fois en avant de soi et à l’intérieur. La fillette ne regarde rien ; elle songe comme le font parfois les enfants dans la moiteur d’un ennui entretenu, à l’écoute des vibrations internes, de ces sensations inconnues de leur corps révélé, des lambeaux d’images et de pensées qui les traversent confusément dans une semi-conscience hypnotique.
La chipie use d’un tout autre stratagème pour nous placer dans cet état de suspens. Il s’agit, comme l’a voulu Mauro Corda, d’une correspondance contradictoire entre le portrait et sa proposition en creux taillée dans le marbre. Je connaissais déjà un superbe marbre, Le petit comédien, réalisé en 2004, où Mauro Corda avait utilisé cette double taille creux/plein mais dans l’adéquation en miroir convexe/concave.
Mais La chipie montre une opposition entre la moue tristounette de l’enfant quelque peu contrariée et la figure en creux, bon enfant et lunaire, qui sourit au monde. Le portrait, et c’est sa force, ne peut dissocier cette cohabitation duelle qui est à l’œuvre dans le propos de l’artiste comme dans la réalité des humains. Nous sommes aux prises avec la tension interne des contraires, si fréquente dans nos sentiments intérieurs au point de générer une perplexité allant jusqu’à l’obnubilation. Cette dualité peut engendrer des réactions paradoxales, rires ou larmes incongrues, trop vite et très mal expliquées par un simple débordement émotionnel.
Méditation use d’une extrême sobriété pour nous renvoyer l’être en suspens que nous sommes : le portrait au regard plongeant est fixé en haut d’un support plan surmonté d’une auréole lumineuse ajoutée par Mauro Corda dans cette nouvelle proposition de Méditation. Les oreilles dressées, le crâne lisse et le regard embué du méditant accentuent la sagesse bouddhique du visage. Méditation me porte vers un ailleurs mystérieux dans ce qui semble une contemplation du vide mais qui m’apparait plutôt regard intérieur sur le monde tel celui de Roquentin méditant péniblement après avoir ramassé un galet sur la plage dans La Nausée de Jean-Paul Sartre. L’inertie hypnotique fige l’être, le protégeant ainsi de l’angoisse alors que risque de s’ouvrir, à son corps défendant, la béance d’un questionnement abyssal.
Tête de Poupée est un portrait en bronze extrait de La poupée, sculpture en pied créée en 1996, pièce maîtresse dans l’œuvre de Mauro Corda. J’y retrouve la sensation de suspens mais qui use uniquement de l’infime indication d’une césure mécanique au niveau du cou. Mauro Corda renforce ainsi la perplexité du regard figé dans l’impression d’éternité de l’objet-poupée. Je pense en regardant ce beau visage à ces têtes de poupée égarées dans des décharges, visages poupon qui entourent les trous noirs dévorants des orbites et du cou. Posées là, ces têtes apparaissent diablement humaines, de cette humanité réveillée alors en nous par la surprise du regard et l’incongruité d’une présence déchiquetée.
À quoi m’invite Mauro Corda avec Asepsie, un portrait composé en forme de rébus qui a dû, une fois encore, faire intervenir pour sa réalisation quelques spécialistes et artisans ? Le portrait créé en résine couleur chair est placé au cœur d’un dispositif circulaire en plexiglas isolant. Il fait face à un miroir déformant. La cloche en plexi est creusée de trous munis de gants qui favorisent la pénétration du regard, d’un toucher du regard. Vais-je oser y introduire mes mains et caresser ce portrait ? Je crains de le déranger, de l’abîmer, lui qui déjà s’abîme dans sa méditation. Je pense à ces êtres qu’un déficit immunitaire grave oblige à vivre dans l’exclusion du contact charnel… Je me dis que Mauro Corda a trouvé la bonne solution : miroir, lumière, gants, tout cela permettant de se voir, de vivre en lumière et d’être doucement caressé par celui ou celle qu’on aime. Mais est-ce bien cela qu’a voulu exprimer le sculpteur ? Qu’importe, j’aime à penser cette charnelle solution !
Douleur exquise
Je suis maintenant face à Vestige, un portrait monumental réalisé en fer. Fragment de visage traversé par ce qui me semble être une extase, il ouvre une bouche qui pourrait aussi évoquer une angoisse silencieuse. Est-ce incompatible ? Non, si l’on considère que l’extase est une suspension qui culmine dans la fusion avec le divin, folie de la transe, orgasme des possédés. L’impression de profonde tension est renforcée par le caractère monumental et la découpe déchiquetée du masque de visage. Heureusement, l’essentiel est préservé, soit une forme identifiée, beauté de la figure classique, présence des attributs sensoriels : bouche, yeux et nez. La souffrance extatique s’exprime par le « a » d’une bouche passivement ouverte, « a » d’appel et d’agonie. Je ressens un renforcement de la douleur en contemplant les lésions occasionnées par l’arrachement d’une maladroite découpe.
Le suspens éprouvant est le même que dans ce portrait que Mauro Corda a nommé La douleur, une sculpture de fer à la patine chaude de rouille flamboyante. Le visage est fendu, voire éclaté, comme s’il avait subi une décharge de foudre. Les dégâts sont considérables : partie supérieure gauche du visage dévastée, nez arasé. Alors, comment ne pas penser aux blessés des champs de bataille ou aux accidentés des routes de campagne souffrant en silence, à demi-comateux, bouche ouverte et respiration gémissant un appel à l’aide inaudible. Cette douleur est universelle, sans distinction entre son lot physique et mental.
Mauro Corda exprime l’incommensurable de la douleur tout en préservant cet état de suspension signant la pensée humaine, au-delà de la noble souffrance animale. Je me souviens d’une des premières sculptures de Mauro Corda qui m’avait ainsi frappée, L’exclu. Ce portrait m’appelait d’un regard à la fois proche et tendu vers le lointain, tout juste rehaussé du souci marquant son empreinte dans le dessin des arcades sourcilières.
L’infime signe, l’indication secrète suffisent à transcrire la contingence douloureuse dans ces portraits évoquant la fissure de l’être. Mais Mauro Corda peut aussi bien user d’une exaspération de la forme, cherchant dans la « grimasque », le masque grimaçant, à mettre en scène nos doutes existentiels et nos avanies dérisoires, outrages de la finitude pour celui qui, enfant, a cru naïvement aux rêves d’éternité et à l’illusion d’un monde magique et bon.
Ses Ballons nous emmènent à la porte de ces rêves illusoires mais la chute est là, rire sarcastique, grimace d’écœurement. Rouges, bleus, oranges, verts, jaunes, ils nous dévisagent du haut de leurs piques, ces Ballons suspendus. C’est comme à la fête foraine, l’ambiance n’y est plus, on n’y croit plus, on fait semblant de s’y amuser, on mise en sachant qu’on ne peut que perdre ; il y a là comme un relent de mort annoncée.
Les grimaces affreuses peuplent nos légendes et nos cauchemars. Mauro Corda a réalisé des petits portraits, miniatures fantasques visibles A la loupe. Ils habitent les contrées imaginaires d’un autre monde, d’un hors-monde, démons et merveilles. La singulière vision du sculpteur, lui aussi probablement habité par ses monstres, vient en résonance avec la nôtre : ogre, samouraï, Gengis Kahn trépané, bellâtre diabolique… Mauro Corda n’a pas besoin d’une démesure choquante, gorgone ou dragon, pour provoquer notre émoi. Il sait, manifestement, trouver la juste difformité, celle qui ouvre un monde déjà là pour chacun de nous et qu’il extrait de ses représentations, celles d’un inconscient singulier mais aussi forgé par les archétypes collectifs.
Mon parcours se termine après de longues heures passées à contempler et à penser autour des œuvres de Mauro Corda. Je suis intrigué par la plus petite pièce de l’exposition, Peeping Tom, œilleton de cuivre dévoilant un visage grimaçant. Il crie, pleure et me tire la langue comme s’il se moquait de l’intérêt que je lui porte. Mais qui est ce Voyeur que je découvre, paradoxe, en pivotant doucement la plaque de cuivre obturant l’œilleton ? Il est l’énigme de la Tentation du portrait, celle du sculpteur, celle du regardeur. Leurs tentations sont intimement liées dans l’acte de révéler les secrets d’une âme ou plutôt ceux que les âmes partagent, secrets de Polichinelle mais que seuls les artistes, philosophes et psychanalystes acceptent d’exposer, parfois d’exhiber. Ce qu’ils dévoilent se partage dans un festin entre le créateur et le regardeur.
Mais, exhibant ou dévorant des yeux, on est toujours voyeur : celui qui est derrière la porte, surveillant l’intrus ou celui qui s’invite et qui se montre à l’œilleton sous son plus beau jour en cherchant vainement à deviner qui le regarde et ce qui se cache derrière la porte.
Public invité, ne crains pas d’être ce voyeur car celui qui a créé ces œuvres, Mauro Corda, est autrement plus voyeur que toi ! Simplement, il ose, en se montrant, regarder par le petit trou de sa lucarne. C’est ainsi qu’il nous transporte.
© Thierry Delcourt
Thierry Delcourt est psychiatre et psychanalyste à Reims, conférencier indépendant et conseiller scientifique pour l’association française des psychiatres d’exercice privé. Il est l’auteur de plusieurs textes issus d’une recherche dans le domaine de la clinique psychiatrique et sur le processus de création artistique :
Au risque de l’Art - éd. L’Âge d’Homme, 2007
Artiste Féminin Singulier - éd. L’Âge d’Homme, 2009
Un combat pour l’Autre in Aux limites du sujet - éd. érès, 2006
Résonance magnétique des mots in Les mots de la psychiatrie - éd. Afpep, 2006
Ateliers in Ateliers de Jean-Jacques Rossbach - livre d’artiste, 2007
La connaissance au risque de la culture in Psychanalystes, gourous et chamans en Inde - éd. L’Harmattan, 2007
Passages de frontières in Entre deux rives – Exil et transmission - éd. érès, 2008
Formes en Extension in Marc Gerenton - éd. Prisme, 2009
A l’assaut des passions in Quand l’amor monte d’Alex Bianchi et Lydie Arickx - éd. du Bout du Rien, 2009
Le Chant sourd de la terre in Ruta – éd. Pierre Marie Vitoux, 2010