Délaver le savoir
« Au bout de l’allée, vous verrez le château. C’est un peu plus loin sur la droite. Je vous attends. » Ouf ! J’aurais craint le château… La voix caverneuse… « Antrez ! »
Quelle idée ! Aller voir Rossbach, avec sa réputation d’ours, pardon, de sanglier, Ardenne oblige.
« Entrez, installez-vous, j’apporte le café. » Une voix claire, un poil bourrue, mais juste assez pour masquer sa douceur, me voilà en bonne compagnie.
Que fait le visiteur quand, à peine arrivé, son hôte le quitte un instant pour apporter le breuvage rituel ? Il pose avidement son regard sur tout ce qu’il n’osera plus ensuite observer « sauf votre permission », de crainte d’être assimilé à une fouine.
Il semble bien que tout cela soit codé en guise de proposition :
regardez mon intérieur, je vous laisse un instant, mais vous ne me violerez pas, car j’ai pris les devants. De mon secret, vous ne verrez que le voile, mais des indices vous y mènent.
Il faut avouer que je ne m’en prive pas…regard circulaire, revue de détail, tout y passe ! Quelle merveille, cet oeil dévorant !
Aussitôt vus, l’espace et ses objets sont décryptés, jetés ou rangés dans une tête bien faite… trop bien faite. En quelques secondes, tout est classé dans des cases préformées ou écarté faute de case.
Tout serait-il joué par avance ? Diabolique préfiguration qui ferait du visiteur l’ogre qu’il redoutait en entrant. C’est une autre rencontre à laquelle j’aspire.
Et bien, donc, tout commence ! Le drame du peintre, c’est d’être obligé de faire case pour être vu et respecté. Quant à être regardé, c’est affaire de création pour l’amateur qui entre dans la toile de l’artiste et accepte de s’y abandonner. Autant dire une affaire singulière et plutôt rare, non pas dans son exception, mais dans l’évènement unique que cela constitue à chaque vrai regard.
J’attends donc Jean-Jacques Rossbach, le café et l’exquise tarte au sucre ardennaise, dorée et ponctuée de petits lacs de beurre fondu.
Je tente d’oublier ce que j’ai vu, ou plutôt, je le mets sous le feu de la rencontre : parole, regard, lecture et découverte de trente années de peinture à travers une histoire ponctuée des toiles du fond d’un atelier qui questionne plus qu’il ne répond. C’est l’apanage d’un découvreur qui ne se veut pas maître es peinture, mais dont la peinture est la première maîtresse.
Lier, te lier, Atelier, râtelier, rata te lier
Jeu de mot plutôt qu’étymologie convenue : atelier, astelle, copeau de bois, ce serait définir l’atelier par ses déchets, reliefs certes témoins d’un travail mais qui n’en disent pas la substance.
Rossbach est donc lié à ce lieu, attelé à une folle tâche, celle de peindre la peinture. Ça n’est pas sans ratage mais il n’a jamais raccroché ses pinceaux.
Atelier est un lieu où s’opère une recherche souvent douloureuse, parfois dangereuse, un lieu de passion où le temps passe sans compter, un lieu qui se dilate pour devenir un monde. Ce monde fait corps avec le peintre, mais il se ratatine bien vite quand les portes de la création se referment et que l’artiste n’y trouve plus qu’un triste refuge, éjecté du monde quand il l’est de sa peinture.
Rêve d’ascète : « j’aimerais l’atelier de Picasso, partage des mondes, un espace d’accumulation et un espace vide, monacal, où l’on ne voit que la toile. »
Peut-être bien que Rossbach rêverait d’être Picasso, tant qu’à faire ! Mais on ne se refait pas, et c’est bien ainsi.
«Ici, j’accumule comme un brocanteur. C’est un amoncellement qui envahit l’espace et le réduit. L’amoncellement me gène. Avant, il me rassurait. J’ai mis des paravents blancs, mais ça ne va pas, la restriction de l’espace a tout de même lieu. L’amoncellement, c’est l’histoire et son cumul de périodes. Ces objets témoignent du voyage intérieur. »
Pour le curieux, il est bien étrange ce bric-à-brac mêlant une sculpture épurée de son ami Michel Gillet à l’objet le plus kitsch, n’hésitant pas à déguiser un écorché de Houdon en star de plage ou à assembler les nombreuses trouvailles de ses pérégrinations en compositions hétéroclites, précaires et provocantes. Formes dérisoires à la frontière du chaos, elles ont en commun de dire le corps, non pas le corps glorieux apollinien, mais celui vivant et obscène que se disputent Eros et Bacchus.
Est-ce là que nous allons découvrir le secret des toiles de Rossbach ?
Oui, à condition de ne pas oublier l’autre versant, son rêve d’ascète.
Celui qui connaît un peu son parcours peut repérer ce partage des mondes jusqu’à l’opposition et au duel. JJR est depuis toujours fasciné par Piet Mondrian et Nicolas de Stael mais il ose fréquenter Pollock et Riopelle.
Il est Rossbach qui peut faire dialoguer ces deux mondes sur sa toile, passer de ses sobres « Ateliers » à géométrie variable à « l’Afrique » érotique et truculente. Il nous déroute mais malgré ou grâce à cette dualité, un style se dégage qui ne nous trompe pas. On sait que « c’est du Rossbach » car il ose le côtoiement des contraires, les dialogues et les ruptures à sa manière si singulière. Il n’est pas de ces artistes qui explorent leur vie durant la même veine pour enfin en extraire la pépite, l’absolu noir pour Soulages ou l’essence de la Montagne Sainte-Victoire pour Cézanne. Il tente, il défriche, il ose et il l’avoue, sans trop savoir où il va dans son monde.
Les strates de ce monde en création sont-elles archivées ?
A cette question, le peintre répond postérité et droit à l’oubli.
Là encore, un paradoxe ! Rêve de postérité, qui ne l’a pas, mais l’oubli est nécessaire : ne pas regarder en arrière, ne pas se regarder pour ne pas se figer.
JJR évoque cet archivage : « Il faudrait garder et classer mais alors tout devient important comme si on préparait son immortalité. Pourtant je garde et je trouve, pas toujours et pas tout car je ne catalogue pas. Mes travaux sont dispersés. »
Inaugurer une nouvelle période, bouleverser sa facture supposent de lâcher prise pour tenter l’autre voie. La dispersion n’est pas oubli mais fouillis de l’atelier où l’artiste va puiser les pièces détachées pour se forger de nouveaux outils.
Bon courage à celui qui tentera son catalogue raisonné afin de dégager ce qui fait œuvre de ces périodes !
Ne comptez pas sur moi pour tout dire.
Avais-je trop fouiné ou le rêve d’un espace vide faisait son chemin ? Lors de notre deuxième rencontre, L’atelier est rangé. Jean-Jacques Rossbach a ménagé un espace pour le travail mais a aussi remisé les objets qui sous le regard de l’intrus sont devenus trop dérangeants, ayant révélé leur charge éro-historique. En tous cas, l’objet est ravalé au profit de l’espace d’une ascèse pour créer.
JJR a préparé son argument : « Peut-être que ce que j’ai autour de moi, c’est ce qui ne me gène pas dans la création. L’objet, en ce sens là, est anecdotique. Quand j’ai commencé à ranger, je me suis demandé pourquoi un musée ici, et donc, je les ai mis derrière. »
Personne n’est dupe, derrière c’est toujours dedans. L’atelier est un corps expansé à l’œuvre dans l’alchimie du frayage dehors/dedans.
L’arrière monde, à la frontière du conscient, retourne à l’insu mais il n’en perd pas pour autant sa force d’émanation, d’expression au cœur de l’œuvre. L’objet, chargé de sens malgré son incongruité, garde sa dignité d’objet, pour ne pas dire son caractère sacré.
Ce jour-là, le peintre me montre de beaux objets, pierres et fossiles aux formes exquises dignes d’être dévoilées sans trahir la pudeur.
Ils sont pourtant, eux aussi, bougrement érotiques mais la nature est bien faite, il n’y peut rien. Je note tout de même qu’ils les a choisis, le coquin !
Ce refuge de l’atelier doit rester protégé au même titre que l’intimité de nos secrets, même et surtout ceux que l’on se cache à soi-même. Qu’un regard vienne à dévoiler et c’est l’insu du peintre qui se révèle. Peindre pour ne pas savoir mais aussi peindre pour exprimer et montrer, c’est l’obsédante gageure de l’artiste.
Epure de fragments épars
Il semble bien que JJR voit autrement, et l’on sait à quel point ce qui prend forme dans la création dépend de la perception du monde. Cette perception a une histoire inscrite dans le corps et la psyché qui génère une exacerbation de phénomènes sensoriels singuliers et une focalisation perceptive insolite.
C’est en parcourant son village que JJR me confirme qu’il ne voit décidément pas comme nous ! Ce n’est pas le château, l’église, la beauté du vallon qu’il me montre. Non, lui, il tombe en arrêt devant un enchevêtrement de clôtures zébrant l’espace naturel, une fenêtre obstruée de l’intérieur par une plante envahissante, une vieille porte démantelée n’offrant plus de passage. Tout ce qu’il me montre est déjà un univers qu’il secrète. Il voit, comme d’autres créateurs, ce que d’autres ne voient pas ou plus. Il construit sa réalité. Il pose du même coup ce que réalité signifie quand la perception se délave de ses principes culturels, ce qu’avait en son temps exprimé Alberto Giacometti dans ses formes en apparition/disparition.
Notre regard est formaté par ce qui est convenu dans l’évidence du langage. L’apprentissage éducatif introduit une norme et une préfiguration avec sa règle d’or qui font du regard la simple vérification d’une réalité édictée.
JJR est un rebelle. Ceux qui le connaissent ne me contrediront pas. Et c’est cette rébellion inscrite dans une longue histoire, la sienne autant que celle de l’art, qui a forgé ce regard singulier. Il tente d’en transmettre la substance à travers sa peinture, un partage qui le rapprocherait tout de même un peu de nous… car on est bien seul à ne voir que l’étrange d’une réalité décapée.
En refusant l’harmonie convenue, il donne forme au monde sensible sans tromper son monde : « Vois-là ce que je vois ! »
Le chaos qu’il me montre en parcourant ses lieux agit en lui comme promesse d’un autre agencement qu’il veut rendre visible. Il quête le trait, la fracture, l’entrecroisement, l’enchevêtrement, soit tout ce que l’on retrouve dans sa peinture.
En cela, sa peinture est figuration de l’imprévisible. On pourra y retrouver la proposition de chaise, la branche sous le poids de l’instant et le poids de l’oiseau, un objet mais pas n’importe lequel. Chargées de sens et d’histoire, ces figures sont là avant tout pour la trace et l’agencement singuliers qu’elles offrent au peintre.
Je comprends mieux, au fil de nos pérégrinations, pourquoi JJR se méfiait tant de l’intérêt que je portais à ses objets. Au-delà de l’intrusion évoquée supra, il ne voulait pas être rabattu sur la chose qui ne vaut à ses yeux que pour ce qu’il en transfigure dans sa peinture.
Il me confie : « J’ai l’impression de parler une langue étrangère à des personnes qui n’en auraient pas les mots. »
La peinture, c’est sérieux ! Je le savais, il le confirme.
Petite histoire du tableau
Il n’est pas de meilleure initiation à la lecture d’un tableau que le propos du peintre qui en dit l’émergence. Il nous aide à en approcher le secret et les énigmes avec ses mots et ses hésitations silencieuses. Jean-Jacques Rossbach n’explique pas, il commente et s’interroge.
« Quand je fais la toile, je travaille dans la mayonnaise. Tout monte en même temps. J’essaie de ne pas trop réfléchir, de faire et après il est temps de réfléchir, puis de rectifier en observant centimètre par centimètre. Je vois alors si j’accepte. Parfois, c’est l’impression de génial mais après, qu’en reste-t-il ? C’est comme si la toile avait une vérité intrinsèque, mais quand se révèle-t-elle ? Je ne suis pas un homme à savoir refaire une toile. Parfois je la peins en quatre heures mais après une longue maturation et la nécessaire préparation. Quand elle ne me convient pas, je dois bousculer la toile. Alors j’y vais fort, pour casser. Si je rame, si je vois que ce n’est pas ça, je continue quand même. Il faut en chier, c’est le labeur pour découvrir des choses nouvelles, des choses auxquelles je n’ai jamais pensé. Alors, il faut bien voir si ça fonctionne, puis, si ce n’est pas bon, je suis radical ! Mais parfois, quelques années après, j’y reviens. Je regarde, ce n’est toujours pas terrible. Je la remets quand même sur le chevalet car c’est un alibi pour précipiter le fait de poser la toile blanche. Comme je suis un homme de cycle, le nouveau repart. Ce qui s’est arrêté ne m’a pas déplu. Je pars souvent sur un choix de format. »
Prétexte ou défi, c’est du format dont nous parlons ensuite pour la réalisation du livre. C’est la figure imposée du peintre : le choix d’un espace et la surface délimitée du support donneront corps au projet que JJR veut, comme à chaque fois, nouveau et unique.
La genèse du tableau vient, on le sait, du plus profond des esquisses inconscientes même si elle semble jaculatoire et imprévisible. Mais le travail pour accoucher de la toile nécessite, comme l’exprime JJR, d’en chier. L’insistance d’une voie non tracée que le peintre défriche et explore jusqu’à l’ombilic va produire l’œuvre originale.
Jean-Jacques Rossbach s’étonne d’une opposition provocante de couleurs, d’un cartouche en forme d’évocation, d’un mot en incise qui fait passerelle entre des espaces en tension, d’un trait qui soudain le gène, d’une enclave qui a elle seule raconte une histoire…
« Le problème de la peinture, c’est l’espace. Il s’agit d’inventer l’espace. Je fais une peinture à coté des choses. Je suis dans les glissements, dans les fractures. Je ne décris pas, au regard ensuite d’explorer la fracture. »
Lors de ma première visite, JJR terminait une période que, par commodité, il nomme africaine car elle émane du choc qu’il a éprouvé lors d’un voyage récent. Il évoque son travail :
« L’Afrique, c’est la présence des émotions. On ne fait pas n’importe quoi n’importe où. J’ai peu voyagé, mais c’est une rupture des habitudes. Un an après, je peins. L’Afrique, c’est comme un marquage au fer rouge : là-bas, on peut disparaître, mais aussi, tout est récupéré. L’Afrique secrète où on n’ose pas s’égarer provoque une peinture comme de la viande crue, une brutalité de peinture. »
L’expressionnisme touffu et charnu des compositions de cette période emporte notre regard dans un tourbillon qui témoigne, certes, du malaise vécu par JJR en Afrique, mais au-delà, qui tente d’exprimer la tension d’une souffrance existentielle plus universelle.
Comment rendre en peinture, sur une surface plane, la matérialité d’un monde sensible ?
« La toile, c’est une pénitence à la sueur du front. Tu enfanteras dans la douleur, c’est ridicule mais ça reste et m’agit. Je sais, pour d’autres, c’est le jeu(le je !), mais c’est toujours un jeu sérieux, ce
n’est certainement pas sans souffrance. Une ligne, qu’est-ce que ça peut faire mal !... Celle-ci, ce n’est pas ce que je voulais faire, il faut réessayer, c’est l’action tentée dans l’arbitraire du trait. Tout se joue dans la tension entre le trait et cet idéal du trait. Je dois extraire le trait mais c’est une illusion. En cela, mon travail est différent de celui de l’artisan qui sait ce qu’il va faire. »
Que n’entend-on dans les expositions d’art actuel ces affirmations définitives d’hommes décontenancés : « C’est n’importe quoi ! » « ça ne veut rien dire. » « Mon fils de quatre ans en fait autant ! » « Quand je pense que ça vaut des millions, ils se foutent de nous ! »… S’ils savaient l’enjeu auquel est confronté l’artiste qui, soit dit en passant, peut fort bien dessiner ou peindre comme leur fils de quatre ans car à cet âge où le trait n’est pas encore formaté, il y va d’enjeux essentiels dans l’apparent gribouillis ou la délimitation d’espace qu’offre un trait, en lien avec la perception du corps et de son rapport au monde délicat et souvent douloureux.
L’homme a oublié. Il a besoin de se représenter qu’une chose est une chose. On l’en a rassuré dans l’apprentissage de la petite maison, du bonhomme avec ses bras et ses jambes, tout bien construits comme il faut et placés avec les bonnes couleurs, celles de la réalité.
Mais qu’est-ce donc que la réalité ? L’abstraction de JJR nous rend visible et palpable l’univers sensible sans lequel cette réalité ne peut se penser et se comprendre.
La tension douloureuse du trait et la lutte des couleurs évoquées par Rossbach témoignent de l’extraction d’un monde en amont des contraintes de représentation, exprimant ce que le code symbolique a enfoui sous une chape de préfiguration.
« Ai-je peur du silence, de la toile blanche ? » Le lien se tisse entre l’espace et le temps par le vide ouvert devant le peintre. C’est alors le risque de l’angoisse face au vide aspirant où s’engouffre le trop plein de l’être peuplé de ses fantômes : indicible de la mort, innommable du sexe.
« Ça va mal, ça va très mal. » disait Picasso après une nuit à tenter ses esquisses face à la caméra de Clouzot dans ‘Le mystère Picasso’.
Pourquoi ‘ça va mal’ alors qu’à travers la multiplicité de ses tentatives, il nous offre la merveilleuse diversité de son art ?
Chacune de ses esquisses est pour nous promesse d’un tableau qu’il est douloureux de voir s’effacer pour laisser place à une autre hypothèse.
Picasso souffre, Picasso joue, non pas de se donner en spectacle bien qu’il n’y soit pas indifférent, mais de tendre à l’extrême la possibilité de son trait et de son jeu de couleur. Vers quoi tend-il ? Un absolu, une épure ou le bouillonnement de ce qui ne peut plus ne pas s’exprimer des pulsions de son être excité par la situation.
Mais comment exprimer alors même que son sujet, c’est la peinture qui doit à la fois extraire et s’extraire ? Ce sont les affres de cette dualité qu’il ressent douloureusement.
Il sent son impasse alors que notre regard y voit sa réussite.
Ecoutons encore un peu le A de Jean-Jacques Rossbach : « Un atelier sans sujet. Il s’agit de repenser la coexistence d’objets picturaux, de revenir à la peinture ou à un discours de la peinture sur elle-même, soit des propositions et une multiplicité du risque. » JJR tente une déambulation, une mue, un réagencement du chaos entre hypothèse et expérience, loin du plaire et de la séduction.
L’atelier est le lieu de cette expérience et de cette déambulation. Il est un espace en mouvement, du bouillonnement à l’épure. Il traduit, par son aménagement entre gourbi et laboratoire, l’agitation du peintre.
Chevaliers à la drôle de figure
« Si je ne fais rien, je suis malade, et donc, si je ne peux pas peindre, je construis des objets. »
Lors de ma deuxième visite, JJR était bien embarrassé par les suites d’une intervention médicale le rendant dépendant d’un tuyau mal placé… malaise, douleur et impatience. Ça le travaillait au corps et comme l’exprima le poète William Bush : « Son âme se resserre au trou étroit de la molaire. » La rage de dent devient alors rage dedans et plus rien n’est possible sinon fulminer ou se plaindre.
Plus moyen de peindre, il fallait s’occuper !
Observons un instant le malade qui déambule dans les couloirs de l’hôpital, le regard vide, la main accrochée au pic de perfusion qui ne le quitte pas, et pour cause ! Un tuyau y relie le patient résigné à une bouteille bien austère. Non, ce n’est pas du Tullamore, mais un breuvage veineux censé revigorer le moribond, matière molle à la Dali qui pend sans retenue à cette triste béquille.
JJR n’en est pas là, rassurez-vous ! Vivant, plein de cette rage impatiente dans son embarras douloureux, il a eu l’idée de créer des chevalets, prothèses de toile blanche, supports pour ces futurs tableaux dont la naissance est retardée par son corps souffrant.
Il jubile de me montrer ses chevalets, entre récup et invention. Alignés, ceux-ci semblent figurer les amis du peintre, clin d’œil de Miro à Tinguely, chatouille de Dubuffet, gloussement ironique de Chaissac…
Vous l’aurez compris, ces amis égayent l’atelier de leur humour inventif. Ce sont les chevaliers à la drôle de figure qui, à n’en pas douter, vont guérir le malade. Ils peuvent même le détourner de son ascétique recherche pour faire la tournée des moulins.
La création des chevalets permet de patienter, de raboter le temps en attendant que la veine créative palpite à nouveau, car JJR ne veut pas être le Don Quichotte de la toile blanche qui ferraillerait avec ses pinceaux dans un dérisoire combat contre le vide. Mais il sait aussi que ses chevalets hétéroclites sont trop précaires et indiscrets pour supporter la toile. Un chevalet doit-il savoir se faire oublier ?
Pourtant, la provocation jubilatoire de Rossbach n’est pas insensée. En inversant la donne, entre toile blanche et chevalet-figure, sa tentative rejoint l’horizon d’un absolu, faire une toile aussi belle qu’une toile blanche, mais aussi elle interroge la voie qu’a élue le peintre ou plutôt qui s’est imposée à lui.
JJR plonge dans l’arrière-fond de son atelier et en ressort des sculptures filaires poussiéreuses en me déclarant : « J’adore la sculpture. Je suis peut-être un sculpteur raté. »
Entendons : qui a raté sa vocation et a toujours rêvé de quitter le support plan.
Rossbach serait-il un sculpteur de l’ombre vivant sa peinture en trois ou quatre dimensions, avec la profondeur sensible de ses enchevêtrements ?
Délivre-nous
« J’aurais aimé être imprimeur, faire des livres. »
Décidément, JJR ne tarit pas de vocations avortées. Je crois plutôt qu’il voudrait embrasser l’univers sensible par tout ce qui l’émeut et lui parle. Un monde sans limites pour une boulimie d’expériences !
Jean-Jacques Rossbach est amoureux des livres. Il les caresse et les admire sous toutes les coutures. Il rêve notre livre à voix haute. Il me montre ce qui l’a ému en me tendant à chaque fois un livre qui fait œuvre pour lui, un livre où il se ressent, qui l’émerveille par ses trouvailles, son audace et sa qualité autant dans le choix du papier que dans la composition entre texte, graphisme et image.
« Le livre est œuvre plutôt que d’y coller des œuvres. J’adore les livres et l’imaginaire qu’ils ouvrent par leur composition. J’aime les livres avec des ouvertures secrètes, avec des révélations, du texte, de l’objet et les traces qui le traversent et opèrent des ruptures. J’aime être dérangé par un livre. Je voudrais réaliser un livre-action où le lecteur crée sa composition, où il interfère en jouant sa partition. Ce livre aurait un relief, avec des bouts, des ajouts, des poches, des trouées sur un autre espace. »
JJR en connaît un rayon sur le livre. Il n’est qu’à voir ce qui repose sous les stores couvrant les murs de son atelier : des livres, des livres, encore des livres, et du plus beau s’il vous plaît, livres d’artistes essentiellement, mais pas seulement !
Au fil des entretiens, je découvre à quel point Rossbach est riche de connaissance choisie, finement inscrite en lui, et dont il ne fait pas étalage. Pas de frime en bon ardennais qu’il est mais il ponctue nos échanges en sortant des ouvrages dont l’originalité du contenu n’a d’égal que la beauté du support. Et ça l’égaye comme un enfant dans un magasin de jouets… Je vis là des moments uniques.
« Le livre, c’est un voyage avant d’être un objet. Ça m’effraie tous ces bouquins et je les aime. Quand je serai mort, qu’est-ce que ça va devenir ? Je ne pourrai pas les revoir tous, ce sont des milliers de textes et d’images. Mon ami Dürrbach n’avait pas de livre, il les empruntait. Il disait qu’il n’avait pas besoin de ces béquilles. Moi, je suis un homme de livre. C’est le premier objet de ma liberté, à douze ans, Rimbaud en livre de poche, Ardenne oblige. Je suis un solitaire. Le rapport au livre me donnait une légitimité. Il me rendait plus grand, plus fort, comme un rempart. Le livre, l’image, c’est peut-être mon être profond. J’avais à faire la preuve car je n’avais pas fait les Beaux-Arts. »
Nous y voilà, le doute, un malentendu propice au refuge et à la discrétion mais aussi source d’une avidité à tout voir et connaître.
Il s’agirait de faire la preuve et de donner du fond à son expérience créative et inventive qui ne vaudrait, somme toute, que par sa validation culturelle.
Jean-Jacques Rossbach est à la fois empli et entouré de ses livres qui forment, derrière les stores, son rempart secret et son fond culturel.
Derrière les stores, non par pudeur, quoique ! Mais avant tout pour ne pas tenter et ne pas patenter sa patte d’artiste des plus grands qu’il admire et qui ont peut-être déjà tout dit, ce que je ne crois pas.
« Le livre me rassure, il me donne envie de faire. Mais il faut que je le range vite, sinon je ne fais plus rien. »
L’artiste digère, remanie, s’approprie. Il est le lieu d’un syncrétisme plus ou moins réussi selon l’intensité des empreintes de sa curiosité artistique. S’il subit, il copie. S’il intègre dans sa forge créative déjà en action, l’opération métamorphique permet une œuvre originale où, bien sur, on décèle des influences mais qui sont maîtrisées et ne font qu’enrichir l’alliage. C’est le cas de Rossbach.
Je suis à l’atelier… à l’atelier je suis
Que dire au terme de ce voyage dans l’atelier de Jean-Jacques Rossbach ? Laissons-lui encore la parole :
« Je suis poète… je suis peintre, et alors ! Ils n’ont pas de complexe. Moi, c’est le doute : est-ce ça la vérité de l’artiste ? C’est la mienne.
Les autres vous font artiste : est-ce que je ne joue pas à l’artiste ?
En France, on fait le clown mais on est garagiste ou artiste. Je fais l’artiste. Artiste, ça donne des prérogatives : on a des choses à faire mais on fait ce qu’on peut. Je suis tellement habitué à descendre dans l’atelier, c’est comme un verre de whisky… Après on légitime cette habitude, cette drogue. »
JJR n’est pas héraut de la peinture. Il fait ce qu’il peut, non pas comme le pauvre hère car il a du bagage, mais comme un promeneur solitaire qui trace avec une certaine jouissance, celle de la découverte autant que celle de la répétition.
Solitude, pudeur, sensibilité, mal être, il est marqué, juste ce qu’il faut, de ce qui permet de faire l’artiste, non pas en faiseur, mais dans la continuité d’une action.
Il est parfois difficile de descendre à l’atelier, de quitter le cocon de l’appartement pour l’enfer. Il est aussi difficile d’en remonter, de quitter la jouissance solitaire pour affronter la famille, essentielle mais si encombrante.
« C’est dur de passer à l’atelier. C’est la page blanche. Il ne faut pas déranger ce qui incube. Je rêve et j’ai le sentiment que je n’en fais pas assez pour être légitime. Il faut accepter de se faire plaisir mais le travail est tout de même une épreuve. Je ne sais pas me faire plaisir en peinture.»
JJR identifie le paradoxe entre l’incubation, sa part de rêve, d’ennui, de contemplation d’un monde intérieur en fusion qui sommeille, prêt à surgir, et l’effort, le travail qu’il se doit de fournir pour mettre en forme et traduire sur la toile l’univers qu’il génère.
Il voit un devoir, une exigence là où s’opère la mue de l’esquisse imaginaire vers l’œuvre. La mue suppose, en effet, un travail parfois douloureux, souvent fastidieux pour donner naissance à l’objet créé.
Nos entretiens traversent cette aventure paradoxale et, à mesure, les doutes s’expriment. En me montrant le fond de son atelier, JJR redécouvre et se dit alors qu’il est bien tard pour constater qu’il s’est peut-être trompé pendant vingt ans en ne prenant pas une voie ouverte par une toile de 1988.
« Pourquoi je n’ai pas osé faire ça ? » dit-il avec nostalgie.
Il a osé autre chose, mais aujourd’hui, il mesure ce qu’il aurait pu exprimer autrement. Il ne veut plus se tromper, mais n’est-ce pas une folie alors qu’un premier trait est l’avènement de tous les possibles. Il faut bien laisser au bord du chemin les scories qui, il est vrai, auraient pu être élevées au rang d’objet précieux, participant à l’œuvre. Heureusement, Rossbach sait que seul le chemin est découverte.
« La peinture mène au suicide. Si on est sincère, il faut se protéger. On accepte de sortir de ses tripes ce qu’on ne connaît pas. On peut se mettre en péril. Trop loin dans les vibrations, pensons à de Stael et le rouge du Concert, on ne peut pas aller au-delà. C’est dangereux la peinture, plus fort qu’une armée, qu’une bombe. »
Sans dramatiser ni tomber dans le piège de l’artiste en permanence sur le tranchant de la mort, il faut bien mesurer l’enjeu de cette extraction de matière vivante que tente, souvent par nécessité, l’artiste.
Cette matière, sans crier gare, peut lui sauter à la gueule lorsqu’il est face au miroir de sa toile. L’atelier peut alors devenir un enfer !
C’est aussi pour cela que JJR n’aime pas accrocher ses tableaux chez lui et qu’il n’affectionne pas vraiment de voir ou revoir son fond d’atelier, comme une culotte à la toile percée dont on aurait honte car elle dévoile le trou noir, l’origine d’un monde.
« Je préfère qu’elles dorment dans le secret. »
La Toile – Atelier
« Je rêve d’une toile qui deviendrait l’atelier. Sa dimension couvrirait l’espace de l’atelier. »
J’imagine alors Jean-Jacques Rossbach passant de l’autre côté du miroir, entre l’Alice de Lewis Carroll et Artaud le momo.
Et ce n’est pas sans une certaine inquiétude que je me représente son fantasme, compte tenu de l’expérience offerte par ma profession à l’écoute de la folie.
JJR est déjà dans sa toile. Il est la toile quand il la peint. On l’y retrouve quand on la regarde. Mais son rêve le rendrait prisonnier d’une toile panoptique, dans l’attente d’être dévoré par la veuve noire.
Heureusement, il imagine en restant conscient que si le rêve est porteur de vérité et n’est jamais anodin, son œuvre en témoigne, il ne peut être que monde sensible et matérialité de son art. Il ne peut devenir sa propre matérialité au risque du délire.
Le rêve ne l’empêche pas de s’inscrire solidement dans le monde, ne serait-ce que par son autre métier qui le confronte durement aux réalités de la vie sociale.
© Thierry Delcourt