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THIERRY DELCOURT

THIERRY DELCOURT

CARREFOUR ENTRE ART, PSYCHIATRIE ET PSYCHANALYSE. Recherche sur le processus de création et la capacité créative dans le soin et l'existence


Surface sensible et profondeur de l’instant

Publié par thierry.delcourt.over-blog.com sur 18 Septembre 2010, 21:28pm

Catégories : #artistes et création

 

16-6 Un regard pénétrant


Il était bien tard lorsqu’en rentrant chez moi, je pensais : « son regard pénètre et   creuse l’espace infini du monde ». J’étais envahi par ce regard de Jérôme Thirriot. Il avait beaucoup parlé tout en me montrant ses photographies. Il déroulait l’histoire de chacune, de sa voix douce et encore émerveillée. Son regard passait d’un lointain rêveur sans point d’horizon, à l’acuité d’une rencontre au plus proche, scrutant le détail d’une photo, me dévisageant, cherchant à y saisir la part de mystère qui creusait en lui un espace infini. Nous partagions mieux encore cette profondeur de l’instant dans de longs silences contemplatifs.

Jérôme Thirriot revenait d’Inde ; j’y partais. Il n’avait pas quitté ses appareils photo ; j’avais remisé les miens car j’allais là-bas pour le travail. Étrangement, ses photographies ont hanté mes rencontres indiennes. Me revenait souvent la substance des propos de Jérôme, évoquant les conditions de prises de vues de ‘Akhara, les lutteurs de Bénarès’. Il n’avait pas compté son temps pour pénétrer cet univers et la complicité des lutteurs. « J’y suis venu, revenu ; je m’y suis posé plusieurs années de suite. Ils m’ont accepté et j’ai pu me faire oublier. » Ainsi, il a réussi à saisir les instants qui contiennent et expriment la magie d’un art et la force sacrée d’une technique de lutte ancestrale où la beauté et la sensualité des attitudes et du mouvement priment sur l’exploit. Les paroles et les photographies de Jérôme agissaient en moi comme des passerelles pour approcher un univers si dépaysant, tissé par des êtres qui vivent un autre rapport au monde, une relation qui nous est réellement étrangère.

            Regard de l’instant saisi : Jérôme, comme d’autres photographes, est l’acteur délibéré, en quête du moment unique, mais il reste attentif à l’impromptu, perception quasi subliminale des promesses de signes qui mettent en tension la composition de son regard.

Pause d’un regard qui se déploie : Jérôme médite et s’ouvre au monde telle une fleur qui s’offre au soleil. Quoi de plus réceptif, perceptif, que ce délassement laissant venir à soi le bruit du monde. L’Inde s’approche ainsi ; et si les photographies de Jérôme Thirriot portent à ce point la présence et la culture indiennes, c’est d’être le fruit d’un souffle léger, délesté de la contrainte du temps.

Son regard, c’est aussi celui, dévorant, de l’enfant caché qui cherche et interroge dans le silence curieux, se pénétrant de l’instant dérobé : contre-plongées étroites du soupirail ou de sous la table, vision dérobée par le trou de serrure ou l’œilleton de l’appareil photo. De secrets et inavouables dispositifs dévoilent un monde palpitant et sensuel à travers l’objectif espiègle qui ne regrette pourtant pas d’être là au bon moment.

Jamais anecdotique, le regard photographique de Jérôme Thirriot creuse le visible et le vide de la préfiguration, de ce qui empêche de voir quand tout est déjà dit. Il détache le regard des évidences : Regarde, regarde encore ! Que vois-tu là ? Es-tu bien sûr que ce que tu vois n’est pas aveuglé par la pensée de ce qu’il y faut voir ? Ce que Jérôme nous montre, au-delà du visible, n’est pas mystique, mais touche la substance réelle des choses, des êtres et du monde. Alors, les visages peuvent être dépaysés, les paysages, dévisagés, et, étrangement, les objets prennent vie.

Jérôme Thirriot compose sur tous ces registres du visible et de son évocation, ce qui rend ses photos si envoûtantes. Entre espièglerie et méditation, curiosité et dialogue, audace et pudeur, ce qu’il offre à voir, traduit sa détermination à saisir une substance du monde et son attention à l’être, sans cynisme mais lucide, sans pudibonderie mais respectueux de l’intimité.

 

Ombre et lumière vibrantes

 

            Le style d’un photographe repose avant tout sur le travail qu’il engage avec la lumière dans le saisissement du jeu qu’offre celle-ci avec le monde, lui donnant corps et relief. Jouer de ce jeu, entre ombres et lumières, permet à Jérôme Thirriot de transmettre la perception et l’émotion qui le traversent dans l’instant saisi, parfois insaisissable.

Paradoxe du photographe que d’avoir à revenir sur l’instant, le rechercher, le produire et même le créer en comptant avec une certaine qualité de lumière : aube, crépuscule, midi, nuit, hiver, printemps, soleil voilé, pluie, givre… L’instant, en son unique expression, celle choisie parmi d’autres possibles, traduit la vibration capable d’exprimer dans la photographie, le moment unique perçu ou anticipé par l’œil et le corps sensible. Il s’agirait de provoquer la résonance entre vibration lumineuse, vibration sensible de l’artiste et vibration transmise au récepteur par l’alchimie de ce jeu savant et patient avec la lumière, ce en quoi Jérôme Thirriot réussit parfaitement.

            La parole ne suffit pas à dire les paysages, les visages ou les objets. Il y a toujours un reste, et ce reste semble bien constituer l’essence d’une émotion produite en nous. La pellicule sensible de Jérôme enregistre et fixe la perception ectoplasmique d’un indicible rapport au monde, celui de ce qui nous lie aux objets, aux signes offerts par un rocher honoré, les bosses et courbures animales, les tourbillons du fleuve et des voiles… La tentation mystique serait une voie facile que ne prend pas Jérôme Thirriot. S’il transcende la chose, ce n’est que de nous en présenter la vibration visible et au-delà du visible, mais d’un au-delà qui garde son mystère, en aucun cas religieux.

 

            Regardons comment Jérôme travaille sa lumière :

D’une lumière qui inonde et noie le détail en produisant un espace de rêve (photos du Gange et des ghâts) à la lumière focale, centrée sur le détail dont elle creuse la profondeur (Akhara, les lutteurs de Bénarès, pantoufles du gisant) 

De l’ombre comme refus du dévoilement et évocation poétique (gisant, visage subrepticement dévoilé) à l’ombre qui sculpte l’espace, l’objet et le temps (lutteurs, visage troglodyte) 

De l’ombre noire inquiétante (labyrinthe, lutteurs) à l’ombre vibrant d’une lumière scintillante et mystérieuse (Asi ghât, pleine lune)…

 

Entrevoir et mettre en scène

 

Que serait la lumière sans une mise en scène intuitive, expérimentée et réfléchie avant d’être mise en image ? Les choix de composition de la photographie portent sur de multiples paramètres : profondeur, focale, cadrage, format, ouverture et vitesse d’exposition, intensité et densité de la lumière…

            Les mises en scène de Jérôme Thirriot maîtrisent ces données techniques afin de servir ce qui s’offre à son regard. Ses compositions éclairées portent sa signature photographique qui traduit l’intuition sensible et la singularité de sa présence au monde. La scène peut extraire et ciseler l’infime détail perçu à travers la fente du monde ; elle peut aussi accommoder à l’infini une présence proche, devenue ainsi vaine ou incertaine, en tous cas, invitant à la méditation ; d’autres scènes osent l’espace infini qu’aucun objet ne retient, provocation au rêve ou cherchent l’enroulement de formes qui s’enlacent au cœur de la composition, ode à l’amour ; et, sans clore le catalogue des possibles, elles accompagnent aussi le mouvement que Jérôme traite par sa trace glissant sur le temps, défiant ainsi la forme pour n’en retenir que la légèreté : que le vent l’emporte !

 

Objet, présence et mémoirep022.jpg

 

            Jérôme Thirriot ne collectionne pas. Il recueille, comme il met en scène, certaines compositions du monde. S’il prend place dans l’univers intérieur de Jérôme, l’objet n’en reste pas moins une présence concrète, immédiate et palpable. Il porte en lui une histoire, un lieu, un moment de vie que Jérôme a éprouvé le besoin de toucher encore, de fixer à distance de l’évènement dont il fut témoin et acteur. Cet objet devient mémoire. Mais alors, quelle mémoire s’inscrit dans des objets aussi dérisoires : celle de l’instant vécu en sa présence lointaine dont la réminiscence déclenche le petit frisson, celle qui, au-delà, traverse l’objet en sa présence mystérieuse et que Jérôme tente de s’approprier, ou celle qu’aventurier, il tente de construire, au fil de ses pérégrinations qui ont débuté dès ses premiers pas ? Toutes à la fois, probablement !

Le dialogue étroit entre photographies, poèmes et objets-mémoires permet à Jérôme de rassembler et de transmettre l’émotion perceptive éphémère et la présence unique d’un lieu, devenus ainsi inoubliables. Il raboute des bricoles qui n’intéressent personne, sauf quand il les montre et les raconte : petit souvenir d’un quotidien utopique, écho de rien gorgé d’insolite présence, ‘archéobjet’ chargé de la mémoire du monde.

 

Co-errance et concordance

 

            L’instant se vit en silence, ouvert à soi, à l’autre et au monde. Depuis longtemps déjà, Jérôme Thirriot partageait ses pérégrinations avec Annie. Ils se montraient ces « petits riens de première importance », comme aime à le rappeler Annie Bissarette ; ils baignaient ainsi dans l’atmosphère d’un lieu et d’un temps uniques ou retrouvés. Errance à deux se pénétrant du monde et de ses évènements, Annie et Jérôme co-erraient, chacun avec sa sensibilité, sans fusion restrictive. La concordance fonctionnait magiquement, à les entendre partager leurs émotions et à parcourir leurs écritures : photographies de Jérôme, poésie graphique d’Annie, entre écriture et dessin.

            Co-errance et concordance de deux êtres ouverts au monde qui peuvent en faire vibrer et en saisir la poésie, Annie et Jérôme ont su partager et transmettre l’enchantement du monde qui n’agit qu’à condition de s’y rendre disponible et d’en trouver les clés.

Le mystère est gratuit, sans cause, excepté celles des espaces infinis qui nous fondent et de l’organisation du chaos dans la perfection d’un monde aussi accompli que précaire. Les Vanités de Jérôme, creusant ce mystère, sont très présentes dans son travail photographique, mais elles n’altèrent pas son enchantement. Même ses ‘petits riens de première importance’ sont des Vanités. Ils rappellent la présence de l’infini et de la mort en tout ; ils signent le refus de cette fatuité du bel objet, digne de la belle croyance en l’homme, prétentieux et illusoire centre du monde jusqu’à prétendre en être la cause originaire. Ces Vanités savent nous dire l’étrangeté radicale de notre présence au monde par la modestie de Jérôme et de sa cueillette, par la sobriété de ses photographies et par l’ampleur de sa quête.

 

Image-poème, poème-image

 

            L’image pose question. Elle fait signe et trace une poésie de l’instant saisi : cheval impatient sur le seuil ; bras alangui sortant d’une carriole où s’inscrit ‘no entry’ ; trois pots rouges égal cinq pots noirs, ombre oblige ; le soleil éclairant exactement les pantoufles du gisant… L’incertain, le précaire, l’inconsistance deviennent polyphonie, équivoque, jeu et proposition de forme.

L’acte photographique de Jérôme Thirriot était induit par sa préoccupation poétique. Si ce n’était la photo, il y avait toujours quelque chose, quelque part, qui devenait support à la nécessité de poésie de Jérôme. Il lui fallait exprimer cette intonation du monde qui le pénétrait et interpellait sa présence là, ici, pourquoi et comment. Il n’avait pas à prouver mais à révéler l’instant en le fixant sur le papier photo, sans jamais s’en contenter. Il avait à se révéler sans se fixer, à desceller une statue sociale : fils de …, directeur de …, jusqu’au masculin discuté, l’homme n’ayant pas lieu de se rendre ainsi sensible au petit rien. Voilà ce que recèlent les photographies de Jérôme Thirriot, un monde poétique assoiffé d’humanité sensible.

 

p050.jpg            Spiritualité et sacré

 

            Peut-on approcher l’Inde sans être phagocyté par la toute-puissance de sa spiritualité ? L’Inde ne correspond pas au cliché trompeur de paix et de béatitude qu’elle arbore. On y mesure au quotidien, le poids de l’aliénation religieuse rivant l’être à son destin. L’Inde est cruelle et violente dans le destin qu’elle impose à ses sujets, mais elle n’épargne pas, non plus, le voyageur imprudent qui s’engouffre, empreint d’un sentiment océanique, dans le ventre du Grand Tout au sein duquel l’être se dissout. Le voyageur solitaire est happé par cette vibration primordiale. Alors, l’être peut devenir bulle flottante dans un coton céleste. Mais, bien vite, il déchante et côtoie la mort partout présente, jusque dans sa chair ; et ce n’est pas la répétition d’un mantra qui lui permettra de s’extraire de la préoccupation de sa survie.

            Jérôme Thirriot a pénétré l’Inde dès la fin de son adolescence en y puisant patiemment l’enseignement musical des Tablas. Rompu aux pratiques rituelles d’une pratique ancestrale et sacrée, il a su revenir de sa fascination tout en préservant un enchantement qui l’a reconduit, longtemps après, sur ses traces et bien au-delà. Avec Annie, il longea le Gange jusqu’à ses sources himalayennes, parcourant villes sacrées et espaces naturels habités d’une infinité de divinités qu’honore le moindre rocher ou la plus profonde des grottes. Il a écouté le renonçant, parlé au singe et déposé ses offrandes dans les temples les plus reculés. Il n’a jamais quitté son Leica, appareil photo qui transcrit l’intonation du monde au plus près de la sensation autant qu’il protège, par la distanciation de la mise en scène, de s’y perdre.

            Ce qui tient lieu de dieu, ce qui tient dieu en ce lieu, la présence en est le signe. Tout est signe, tout est présence dès lors qu’en lâchant prise, on accepte l’étrange respiration du monde qui remplit ces lieux. Le temps infini coule le Gange. Le silence, malgré le tumulte des oiseaux et des singes, s’emplit d’une étrange absence qui tient en éveil, dans l’attente inquiète du surgissement d’un être improbable. Créer l’harmonie peuple l’attente d’une composition du monde qui le rend habitable. Photographier devient, alors, un acte sacré qui aménage la mort et le chaos. L’harmonie n’existe qu’à condition d’y laisser la trace discrète de ce qui la fonde, entre une mort dénouant les tensions, et le chaos qui tend à l’extrême la matière, vers un nouvel agencement.

            Ombres et lumières, lutte des couleurs, lignes et volumes, audace du cadrage, jeu et abstraction des formes, signes obscurs ou équivoques, c’est le pari d’une harmonie sans concession que semble réussir Jérôme Thirriot. Vous l’aurez compris, il ne s’agit pas d’une harmonie plate et béate, mais d’une tension harmonique, comme celle des Ragas qui happent l’être au plus profond de ses vibrations, le menant à une tension extrême pour, enfin, le poser délicatement dans le creux de l’aube ou du crépuscule. Salut, Jérôme, ne troque ni ton cigare, ni ton Leica.

                       

                                                                

© Thierry Delcourt

 

 

 

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J
J'y vais en 2016, entre spiritualité et sacré, j'espère y trouver le Graal.
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J
<br /> Mythique LEICA honorant l'Inde mystique !<br /> Magnifiques portraits, photos troublantes, empreintes de<br /> poésie et de vérité qui me laissent méditative.<br /> <br /> <br />
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