Formes en extension de Marc Gerenton
Traces de lutte
Il est souvent étrange, ce premier moment de rencontre avec un artiste dont la création ne laisse pas indifférent. La rencontre a déjà eu lieu, avec son œuvre, et c’est l’essentiel. Et pourtant, tout reste à découvrir avec une foule de questions. D’où ça vient en lui, pourquoi, comment ? Que peut-il nous apprendre de lui et de nous autour de son travail, de son langage, de ses codes ? Curiosité et appréhension sont sans doute partagées par l’artiste qui accueille. Il n’est pas non plus sans question, ni sans attente. Heureusement, l’atelier met tout de suite à l’aise, dans le vif du sujet, car le sujet partagé de la rencontre, c’est bien la naissance et la présence au monde d’un objet : dessin, sculpture, installation.
Marc Gerenton me guide ainsi dans son immense lieu, laissant se déployer intérêt et étonnement que je ponctue de quelques mots inutiles et questions insignifiantes, de ne pas m’être autorisé le silence du regard et de la sensation intérieure. L’atelier ouvre ses larges baies sur un patio. Lumière, espace, tout y est jusqu’au luxe d’avoir pu répartir dans les trois sections d’un U, le travail du fer, le dessin et la sculpture du bois. Dans cette ancienne fabrique de postiches, l’esprit des lieux accompagne désormais des travaux bizarres : les barres de fer forgé s’y tordent comme des cheveux, des pieds et des mains sont posés ça et là, en résine, certes, mais tout de même… le bois sculpté dans la masse révèle des figures inquiétantes. Le démiurge va, sacrilège, jusqu’à dessiner sur les pages de livres qu’il arrache !
Les yeux pétillants, amusé peut-être de provoquer quelque perplexité, Marc Gerenton évoque l’éclectisme de son parcours et de ses approches créatives tout en insistant sur le tronc commun qui allie ses tentatives quelque soit le médium emprunté. Depuis trente ans, il enrichit sa quête d’expériences multiples, sans renoncer malgré les obstacles imposés par la matière et les limites d’une économie précaire.
À l’opposé d’une production monolithique, son travail offre effectivement une invitation multiple et hétérogène au regard et à la pensée, incitant à une pérégrination sans ennui, comme je les aime, faite d’associations d’idées, de sensations, de questions restant ouvertes et sans réponse, si ce n’est la provocation à penser, à ressentir, à réveiller la mémoire d’enfant autant que la conscience critique. Marc Gerenton ne se laisse donc pas résumer ; il garde sa part d’insaisissable qu’il ne tient pas à circonscrire et à expliquer, de crainte de s’égarer ou de la dévoyer. Toutefois, il en sait plus qu’il ne veut m’en révéler : « voyez mon travail, je suis curieux de votre regard », semble dire sa délicate réserve !
Avec Marc Gerenton, pas d’étalage, pas de discours, pas de mise en scène, pas de volonté de convaincre ni de séduire… juste présenter… et attendre en soulignant sa détermination et son insistance à chercher des formes, des possibilités d’exprimer ce qui le tient au cœur, à corps et à vif d’un questionnement artistique autant qu’existentiel. Quoi de plus banal, après tout, mais Marc Gerenton nous ouvre un monde de formes qui disent mieux qu’avec des mots, le vertige de l’être, sa précarité et une certaine bouffonnerie inhérente à l’existence et à la culture ; ce que d’autres, d’une autre façon, ont pu exprimer : de Buster Keaton à Samuel Beckett, de Robert Musil à Franz Kafka pour ne citer que ceux qui viennent à l’instant sous ma plume.
Entre propositions et défis, Marc Gerenton se place en situation d’avoir à trouver ce qui occuperait l’espace mis en tension entre deux points, dans le creux vertigineux d’une existence à trouver : du pied à la main, de l’enfance à la raison, et peut-être même, de la naissance à la mort. Il se met au défi de résoudre cette tension, de faire de l’écart une possibilité d’être, comme un temps à trouver dans l’entredeux d’une action qu’il met en espace dans ses sculptures et ses dessins. C’est autant une affaire humaine qu’esthétique, sans écarter la pluralité des questions auxquelles il se confronte, allant de la technique jusqu’au politique. Il y faut de la méthode autant que de la folie, celle d’une monomanie efficace mais coûteuse, car être artiste n’est pas une sinécure et ne nourrit pas toujours son homme, surtout quand la crise transforme les collectionneurs en nécessiteux.
Les fils tordus
J’avais déjà apprécié les sculptures filaires de Marc Gerenton dans un espace d’exposition immaculé, magnifiant la présence à la fois monumentale et précaire de ces figures suggérées par la torsion des barres de fer forgé, présence rehaussée par le plein des pieds et des mains en résine ou en bronze. Mais là, fait unique lors de cette exposition à la Chambre de Commerce et d’Industrie de Reims, ces sculptures s’offrent au regard dans le parc, dans la multiplicité des cadrages possibles du spectateur. Leur paradoxe s’impose d’autant plus : monumentales car de taille plus qu’humaine, précaires car la forme file et ne retient pas l’espace intérieur ; elle est ouverture dans la transparence du cadre. J’en viens à rêver que je les verrais bien un peu plus grandes encore, sises à Berlin, symboles au cœur de la nouvelle Europe : durch, through, à travers… l’espace enfin ouvert, à l’exact opposé du mur enfin tombé même si partout dans le monde s’en construisent d’autres sans ménager les détresses humaines.
La prouesse de Marc Gerenton est d’avoir pu rendre et offrir une telle présence dans l’évidement d’un corps dé-massifié qui laisse le regard le traverser et se fondre dans le lieu. Mais, celui-ci, géniale trouvaille, est cadré par le contour d’une figure humaine insolite : sans ombre écrasante ni pollution visuelle, elle est aux antipodes d’une statue imposante grâce à sa perméabilité et à sa légèreté. Cette proposition habite le lieu d’une présence certaine mais interrogative et sans contrainte. Je conseille vivement au gouvernement européen de passer commande au plus tôt de ces figures de proue d’une union sur la voie de liberté et d’humanité avant que l’espérance ne se referme !
Pourtant, ces silhouettes légères ne sont pas sans repos. Elles ne sont pas décoratives. Par le graphe de leur torsion plus ou moins complexe, elles expriment tensions, passions et souffrances. Elles parlent comme des lignes de vie accidentées, d’une vie qui fait des pieds et des mains pour s’en sortir, avec dignité : marcher et tenir, aller et appeler, franchir et attraper. L’agitation du corps est guidée par l’agilité et la dextérité de ses extrémités, pieds et mains qui rendent la vie possible dans la résolution des tensions par l’action : combler la faim et le vide, tenir debout, résister aux assauts…
Marc Gerenton a réalisé ces ectoplasmes sans visage, sans sexe et sans organe, en tordant le métal selon ses intuitions de « comment rendre, comment exprimer ». Il a contraint la forme pour en exténuer les possibles. Il nous propose des paysages d’être qui deviennent, ainsi disposés dans l’espace de vie, les cadres d’un paysage qui s’envisage, cernant de leur contour simple ou sinueux, l’espace un instant suspendu au regard. Ses sculptures sont de véritables figures espace-temps proposant leurs lignes souvent tortueuses ; le temps et l’espace graphiques tracent la possibilité d’un monde, d’une vie. Elles ne sont pas figures transcendantales de crucifié ou de commandeur, mais plutôt humaine fantaisie allant jusqu’au dépassement de soi qui n’est pas sans évoquer le funambule nietzschéen, figure aporétique proposant une danse légère, essentielle, qui ferait danser le monde et nous permettrait d’accepter notre finitude.
Les gnomes
Je les avais rencontrés une première fois à l’Hôtel Beury, dans les Ardennes : une armée des ombres, menaçante et dérisoire, disposée sur le sol parqueté : impressionnant !
Ces figures en alerte, bras levés, renvoyaient, ténu, le reflet profond du noir absorbant des formes taillées de facettes et d’arêtes vives : formes inhumaines et si proches, pourtant !
Passé le premier moment d’effroi, m’était venue la tendresse d’un appel, peut-être même d’une présence mélancolique, celle que j’aime partager avec mes amis les orangs-outangs et les ours. On ne peut que sourire ou pleurer de les voir, ou plutôt, de se voir dans le malaise du miroir qui renvoie notre image en déshérence. Mais aussi, tentation anthropomorphique, se tisse un dialogue silencieux avec ce regard entendu du sage qui mesure sa dérisoire aliénation, renonçant à l’inutile agitation pour s’en libérer.
Bien sûr, il y a autre chose dans ce qu’impose Marc Gerenton avec ses sculptures de bois massif noircies : une tension dans la pose, une force dans la massivité, une énergie dans la forme réduite et compacte qui joue, là, une partition à l’opposé de celle des sculptures filaires apparaissant gigantesques et aériennes.
Marc Gerenton accepterait-il que je considère ces figures de l’ombre comme des Gnomes, nous donnant à voir la fantasmagorie comique et effrayante de ces petits génies de la terre, gardiens des trésors, le premier étant celui de la connaissance, comme la racine ‘gno’ indo-européenne l’indique ? Petit génie laid et difforme, dit le dictionnaire ! Cette apparence aide à préserver la valeur de leur condition et leur précieuse fonction, loin du semblant, de la bêtise et de la superficialité. Ce qui menace, dans la difformité, c’est la différence et donc la mise en tension d’une existence qui ne peut plus être évidence, obligeant à voir et à penser. Est-ce là le trésor qu’ils gardent ?
Marc Gerenton explique qu’il doit résoudre la forme qui se tiendra entre pied et main, dans l’espace creusé du bois qu’il façonne. Il va donc y inscrire la forme en soi, résonant avec son être sensible tout en s’inscrivant dans sa préoccupation esthétique. Il me semble qu’il produit alors une ombre portée, la sienne autant que la nôtre, celle du souci existentiel dans une tentative pour penser l’être qui, tout à la fois, s’offre et se dérobe. L’authenticité de cette quête passe par l’acceptation de la mort, et c’est bien, à mon avis, ce qui nous inquiète dans ces figures de l’ombre.
Ces gnomes noirs viennent du fond des âges, nous dire nos peurs et notre effort pour ne surtout rien savoir. Marc Gerenton y fait face en se défiant de créer la forme entredeux qui l’oblige à approcher la connaissance. La recherche de la forme, par sa mise en tension, est une tentative pour comprendre l’existence. Elle en est même, peut-être, la voie royale à condition de la faire dialoguer avec la pensée.
Point à la ligne
Marc Gerenton ne cesse de dessiner et il y accorde une importance fondamentale dans son travail, même s’il est mieux connu par ses sculptures que par ses dessins. Ce qu’il expose à la Chambre de Commerce et d’Industrie de Reims nous permet d’en mesurer la place.
Dans son atelier, il me montre que son dessin n’est ni fortuit, ni aléatoire. Il est le fruit d’une patiente recherche usant de méthodes et de règles variables qu’il s’impose, au gré de ses provocations à inventer, entre traits et points, allant d’une forme à une autre afin d’explorer la plus grande palette des possibles.
Le dessin résume son dessein et sa recherche artistique : comment aller d’un point à un autre et donner forme dans l’épuisement de l’encre ? Comment jouer avec le support, la surface, avec une écriture, avec la matière, et faire naître des formes ou les faire dialoguer ?
Marc Gerenton accepte, pour cela, de mélanger les sources, les techniques, et de provoquer la volonté de son trait afin d’en éviter les inflexions habituelles.
Je pensais que tout cela était un jeu spontané, usant de la matière au gré de son agitation moléculaire et de l’imprégnation sensible de l’artiste. Eh bien, non, tout est calculé ! Marc Gerenton dispose ses points de capiton, ceux à partir desquels une forme naîtra, dont il ne sait rien encore, si ce n’est qu’elle devra se soumettre à la contrainte qu’il se donne, qu’il lui donne, défi pour découvrir d’autres possibles. Le jeu, sérieux, il va sans dire, se sert du contact et du lien, de la couleur qui se dilue, de la trace qui file entre des points névralgiques comme une cartographie ouvrant sur une alchimie dévoilée de la forme et souvent, du corps.
Le corps est-il prétexte à la forme ou bien, il n’y a pas de forme sans corps ? En tous cas, Marc Gerenton joue de cette évocation, d’une proposition de corps, là encore sans visage et sans sexe mais pas sans expression. Il nous offre un corps comme identification universelle possible, un corps à habiter. Le spectateur de son art peut en disposer, mais il s’oblige alors à ressentir et à penser autrement que dans l’excitation ou la séduction… à ressentir et à se représenter son être comme être au monde et être dans le monde ; bref, à penser d’abord avec le corps qui manifeste.
Thierry Delcourt, août 2009.
© Thierry Delcourt
Thierry Delcourt est auteur de deux livres issus d’une recherche sur le processus de création artistique :
Au risque de l’Art - Editions L’Âge d’Homme, 2007
Artiste Féminin Singulier - Editions L’Âge d’Homme, 2009