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THIERRY DELCOURT

THIERRY DELCOURT

CARREFOUR ENTRE ART, PSYCHIATRIE ET PSYCHANALYSE. Recherche sur le processus de création et la capacité créative dans le soin et l'existence


ARTISTE FEMININ SINGULIER

Publié par thierry.delcourt.over-blog.com sur 16 Septembre 2010, 20:03pm

Catégories : #artistes et création

 

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ARTISTE  FEMININ  SINGULIER

THIERRY  DELCOURT

Avec la participation des artistes :

Lydie Arickx - Edith Canat de Chizy

Carolyn Carlson - Colette Deblé - Mame Faguèye BÂ

Anta Germaine Gaye - Louise Giamari - Sylvia K. Reyftmann

Florentine Mulsant - Marylène Negro - ORLAN

Sophie Rocco - Valérie Rouzeau

Agnès Thurnauer

 

(EXTRAIT introduction)

 

La tentation de l’évidence

 

            ‘Encore une pisseuse !’ Le mot est lâché et pénètre la nouvelle-née, ne serait-ce qu’en frappant l’oreille de sa mère aux aguets. Fille, femme, mère, elle en a tant entendu depuis son berceau, tant qu’elle semblait ne plus y prêter attention. Mais là, c’en est trop ! Le propos dégradant et obscène est livré avec un sourire complice, celui d’un homme tout de même un peu honteux d’une telle incongruité mais ravi de répéter ce mot jubilatoire qu’il n’avait plus prononcé depuis la cour d’école ‘Aah, la pisseuuu ze, Aah, la pisseuuu ze’. Du haut de ses huit ans, il tentait alors de ridiculiser ce qui le fascinait, cette radicale étrangeté dont l’origine et le secret lui était inaccessibles.

            La mère interdite et ombrée par cette première insulte à sa fille, lui sourit tristement. Elle se demande pourquoi cet homme qu’elle aime, qui l’aime et qui aime à n’en pas douter sa bébée ne peut s’empêcher de continuer à colporter cette incompréhensible et insupportable dépréciation du sexe féminin. Une autre complicité s’instaure, celle d’une mère et d’une fille, teintée de honte et de défiance, secret tapi au fond de soi.

            « On ne naît pas femme[i]… » Et bien si, tout est dit et joué à l’avance. La chambre est rose, la poupée attend sur la cheminée, les oreilles seront percées, sois belle, fais-toi belle, tu seras la muse de ton père qui fera tes quatre volontés car bien sûr, tu ne peux qu’être capricieuse et il aime ça à condition que tu lui restes conquise. Tu seras intuitive, sensible, studieuse, charmante et gracieuse, douce mais ‘chiante’ parce que n’oublie jamais que tes qualités ne tiennent qu’à ce que l’homme condescende à leur accorder une valeur positive.  

            Lorsque tu t’y attends le moins, ces sous-qualités se métamorphosent en tares et en vices, ravageant tes espérances. Alors, gare à toi la blondasse, l’emmerdeuse, la salope, la pleurnicheuse, la dépensière, la frivole, l’hystérique… Mais tu n’y peux rien, c’est l’éternel féminin ! Il faudra faire avec cette assignation qui s’impose d’évidence. Si tu as la chance de naître bien entourée, tu pourras compter sur tes sœurs et tes mères qui combattent depuis quelques générations pour ta liberté et ta dignité. Mais ce combat ne pourra te dédouaner d’en accomplir un, ô combien plus délicat, au cœur de ton être où s’inscrivent les principes, les attributs et le destin d’une féminité archétypale. Tu es infiltrée jusqu’au plus petit interstice de la langue et des comportements par ces représentations aliénantes qui impriment en ton corps leurs codes inflexibles.

 

              ‘… On le devient[ii].’ Le propos de Simone de Beauvoir est passé dans le domaine public au point de n’être plus qu’un leitmotiv obturant la pensée, poing armé du combat féministe. Alors, un homme pourrait-il enfin devenir femme, doux rêve d’une enfance docile auprès d’une mère chérie ? Il le tente parfois, jouissant d’une mue transsexuelle facilitée par les progrès de la médecine et l’adaptation urgente des lois aux exigences de l’individu revendiquant son genre. Il n’avait pas choisi de naître homme, de n’être qu’un homme, pataud, insensible, lourdingue, fils à sa maman obligé d’en découdre avec ses pitiés immondes[iii] en quêtant le parfum de sa mère auprès de la putain, oppresseur, brute violente et volage parlant à sa quéquette détumescente… Plutôt mourir que de supporter ce corps mâle !

              Corsetée dans l’artifice d’une beauté au féminin et ployant sous le joug des injonctions culturelles, la femme se doit aussi de vaquer à ses tâches multiples de ‘ménagère’, de ‘maman’ pour tous et, depuis sa ‘libération’, d’employée à un sous-travail salarié. En guise d’émancipation, la réalité n’offre le plus souvent à la femme que contraintes supplémentaires mettant en péril un équilibre précaire diaboliquement maintenu par une consommation effrénée de mode, de cosmétiques et de pilules apaisantes. Tant de femmes à travers le monde sont mortes de fatigue, épuisées par les couches, les travaux et les enfants !

              Les pourfendeurs de la cause féministe, inquiets d’une montée en puissance de la voix des femmes, mettent en avant l’épanouissement social d’une minorité de celles-ci ayant réussi leur émancipation. Ils veulent ainsi mettre un terme à cette dangereuse révolution du rapport entre l’homme et la femme qui a, selon eux, obtenu et même dépassé les réformes nécessaires et suffisantes. Ce combat, qu’ils considèrent contre-nature, contre la belle nature souvent associée aux dieux qui nous ont faits ce que nous sommes, deviendrait inutile. Ces pourfendeurs en veulent pour preuve que les autres femmes, la majorité raisonnable, conforme et silencieuse sur laquelle ils peuvent compter, se refuseraient à de telles conquêtes qui ne sont que pertes pour elles et pour la civilisation. D’ailleurs, si on en accordait le bénéfice à leurs épouses, elles n’en voudraient pas ! Sous le regard attendri de celles-ci, les défenseurs de l’ordre des sexes reprennent avec un sourire condescendant cet argument lénifiant d’une femme, divine mère, éternellement vouée à la dépendance car, fragile et cherchant son protecteur, elle ne peut qu’y trouver son compte ! Ce propos conservateur parfois bien enrobé dans un discours masculin politiquement correct est, effectivement, largement relayé par nombre de femmes. Il ne manque pas d’arguments aussi solides que perfides pour confirmer la nécessité de ne pas bouleverser une société où chacun a sa place et se doit de la tenir dans une complémentarité bien huilée qu’illustre l’adéquation mâle/femelle, dominant pénétrant/dominée pénétrée. Cette démonstration s’adosse à un discours aux accents scientifiques qui affirme haut et fort la détermination génétique inflexible certifiée par les attributs inhérents à chaque sexe, au besoin confirmée par un faisceau de preuves biologiques, anatomiques, ethnologiques, anthropologiques et même zoologiques démontrant l’évidence de ces caractéristiques différentielles liées au sexe. Tout ceci permet d’asseoir, souvent grâce à d’habiles sophismes, le rapport d’inégalité harmonieuse entre hommes et femmes qui traverse, de tous temps et de par le monde, les cultures et les communautés et qui s’inscrit, si un doute subsistait, dans les grands mythes religieux.

            Avant même de laisser naître en elle une possibilité d’exister autrement, la femme est le plus souvent renvoyée à son destin, chargée d’une tare supplémentaire : « Elle ne se prend pas en main, elle ne veut pas de cette liberté, elle a toujours besoin d’un homme ! »

             Le ciel des femmes est plombé, sans autre issue qu’une subversion radicale et une déconstruction des discours qui l’aliènent au même titre qu’ils aliènent les hommes. Mais cette subversion peine à atteindre la bien nommée majorité silencieuse. Les conditions économiques et les acquis culturels précaires durcissent l’impact des représentations aliénantes. Les femmes dépréciées acceptent trop souvent encore des mariages hasardeux à la mesure du peu d’estime qu’elles s’accordent. Elles se soumettent ordinairement au joug du mâle et parfois à sa violence dans des foyers où la misère et l’analphabétisme servent la tradition mais tout autant que dans certaines alcôves parisiennes luxueuses. Le choix reste étroit et les issues douloureuses même si, à mesure des combats largement médiatisés contre la violence faite aux femmes, les têtes se relèvent, la parole s’affirme et s’émancipe ; le risque est plus souvent pris d’une séparation de couple au risque d’une vie précaire mais apaisée d’être éloignée des mauvais traitements et des humiliations.

             Les féministes travaillent au présent mais savent la fragilité de leurs conquêtes dont on ne peut apprécier l’enracinement que par une étude fine sur plusieurs générations des inflexions données aux pratiques sociales et au langage. Il est plus difficile encore d’évaluer la transformation profonde des mentalités sous-tendues par les inscriptions inconscientes de ces représentations du féminin et du masculin gravées au cœur même des mythes fondateurs de notre culture et de la face cachée de l’être.

            Ainsi, par exemple, la femme serait née, tel un appendice, de la côte du premier homme, création mythique qui résout, par un escamotage habile, la question de l’origine en court-circuitant une réalité irréductible : la femme est seule capable de gestation, elle donne naissance à l’homme.

             La femme aurait commis la faute originelle, faisant perdre irrémédiablement à l’homme la promesse de l’Eden. Accordons-lui qu’en prenant le risque de cette faute mythique, elle a permis la naissance de l’humanité. Le serpent n’a plus qu’à s’en mordre la queue !

             La femme, par essence, serait impure car soumise aux menstrues. Lunaires, son ombre et le gouffre de son sexe ont des pouvoirs destructeurs. La nature, à son contact, deviendrait stérile et l’homme y perdrait son phallus dévoré. Sa capacité démiurgique à générer de l’être imposerait qu’elle soit contenue par l’homme qui la possède afin de maîtriser le chaos que pourrait engendrer son pouvoir.

              Objet sexuel, ventre purifié par l’homme, elle doit renoncer au plaisir partagé. Sa jouissance effraie et son expression suspecte est renvoyée aux organes démoniaques qui la possèdent. Elle ne peut donc que gémir, pleurer et jouir en silence. Si elle enfreint cette règle, selon les époques, elle est sorcière et connaît le bûcher, elle est possédée et enfermée dans un asile ou elle est hystérique et devient objet de la médecine.

 

             Tout cela, croyons-nous, est si loin de notre époque, de sa liberté, égalité et sexe débridé, de notre belle considération pour la divine femme, respectée et même honorée : loin, bien sûr, mais loin en nous, dans notre inconscient où se fixe la culture ; certains diraient dans l’inconscient collectif. Un geste, un mot, un regard, un soupir contiennent en eux le précipité de ce contingent secret. Il ne suffit donc pas de décrets et de volonté, même acharnée, pour bouleverser cet ordre séculaire. La refonte des mythes et des évidences est peut-être illusoire mais cela n’empêche pas de lutter et d’espérer en humant ce vent de légèreté qui parcourt nos sociétés en mouvement.

             La tentation serait d’en rester à cette simple analyse alimentant une guerre des sexes qui vise à subvertir et à déconstruire un agencement maudit agissant au cœur de l’être et de la culture. La tentation serait aussi de conclure que cette modalité de la division et des rapports de pouvoir entre les sexes est universelle et se décline sur un mode identique dans d’autres cultures. S’imposerait alors une lecture schématique de la fracture définitive du monde séparant hommes et femmes et décrétant qu’un principe mâle dominant abuse d’un principe femelle, victime soumise dont le consentement ne tiendrait qu’à son aliénation fondamentale.

Le tranchant des convictions idéologiques utiles à la cause défendue s’accommode mal d’une pensée complexe vite suspectée de trahir la lutte ; gare au transfuge, surtout s’il est homme !

 

             La femme est un homme, l’inverse n’est pas. L’humain est masculin. Ce scotome grammatical du genre au profit d’un dominant masculin engendre nombre de maladresses imposées par la langue. Comme dit la grammaire, le masculin l’emporte. L’homme est rivé à ce principe, référence universelle du langage surplombant son appartenance catégorielle. Doit-on se soumettre à cette évidence culturelle qui conjugue le genre humain au masculin tandis qu’elle entasse les hommes et les femmes dans des catégories préfigurées, normes imposées et peu enclines à accompagner l’évolution sociale ? La catégorie, par son effet globalisant, conduit à stigmatiser la singularité dès lors que celle-ci dévie d’une norme.

            Tenter d’affiner les catégories en multipliant et en diversifiant les critères d’appartenance permettrait d’altérer la bipartition homme/femme, masculin/féminin et masculinité/féminité. Cette démarche ne viserait pas un universalisme nivelant toute différence mais offrirait un toilettage des pesantes évidences qui figent hommes et femmes dans leurs représentations aliénantes. L’être humain se construit dans une diversité mimétique traversant et dépassant la question du genre : père et mère, frères et sœurs, copains et copines… L’enfant développe singulièrement sa sensibilité, son comportement et ses compétences qui ne peuvent se réduire à une ‘part masculine’ couplée à une ‘part féminine’, expressions commodes et consensuelles risquant d’entretenir une dualité stérilisante. Il n’y a pas partition mais richesse individuelle faite d’un heureux syncrétisme des apports d’où qu’ils viennent. Tout cela ne demande qu’à s’exprimer à condition que les regards inquisiteurs des parents et maîtres anxieux d’une différenciation sexuelle normée et sans équivoque ne viennent pas étouffer ce qui est communément indexé à l’autre genre.

              Loin de dénier les différences femme/homme qui vont de l’anatomie à la génétique, de la physiologie à l’empreinte psychique, cette ouverture au polymorphisme de l’humain permettrait de tenter une refonte du potentiel d’être allant jusqu’à remodeler les notions d’identité et d’altérité en acceptant l’hétérogène en soi, creuset d’une richesse de l’être dépassant les frontières d’une pensée normée.

 

Les enjeux d’une création au féminin

 

              La création artistique est une voie possible d’ouverture à cette richesse de la personne aux prises avec l’altérité qui la traverse et inscrit sa marque. L’analyse du processus de création dans Au risque de l’Art[iv] a permis de montrer et de préciser la multitude des apports et la complexité de l’agencement des schèmes[v] constituant le cœur de nos représentations dont les liens et les transformations sont à l’origine d’une profusion de métamorphoses permettant des enchaînements inconscients toujours singuliers. Reste, pour l’artiste, à ouvrir une voie d’expression qui ne mutile pas cette complexité et la richesse des productions intérieures. L’artiste n’en a pas la maîtrise mais pressent et expérimente qu’en lâchant prise et en acceptant l’incongruité de ce qui s’extrait et qu’elle/il captera, naissance sera donnée à une esquisse originale. L’artiste voit, sent, touche, écoute un matériau qui s’offre dans la perception du monde et de son monde intérieur, dans une réceptivité active et ouverte à toutes les potentialités au-delà des contraintes inhérentes aux catégories de sexe.

              Créer suppose de ne pas se répéter, de ne pas reproduire à l’identique, de lutter contre les stéréotypes et les évidences ayant une fâcheuse tendance à s’imposer à l’encontre d’un geste qui se veut unique. L’artiste met sa trouvaille au travail pour en extraire la substance. Mieux vaut pour cela être saisi que séduit, dérangé que satisfait, afin d’ouvrir un voie inédite. Il est vrai qu’un courant spectaculaire et facile de l’art contemporain, las de la prouesse créatrice assimilée à la prétention d’un acte démiurgique, cherche l’ordinaire et la répétition jusqu’au clone, mais distinguons une voie de recherche artistique trop souvent séduisante en restant dans l’air du temps et du marché, de l’acte de créer et d’inventer.

             Femme ou homme, l’artiste s’expose inévitablement au sexe, à la différence, à l’identité, aux interrogations existentielles. L’approche se révèle audacieuse jusqu’à l’étonnement d’arriver là, au bord d’une épreuve vertigineuse que les productions tentent d’exprimer sans se refuser à l’étrange, au malaise, à la beauté parfois répulsive.

             À distance des évidences, bousculant la pantomime d’un éternel féminin ou masculin, tordant les discours et les idéologies, il s’agit, pour ces femmes et ces hommes, de créer au plus près du polymorphisme intérieur que tente de transmettre l’acte créateur résistant à la norme et à la bienséance.

             Les artistes acceptant cette confrontation seraient les mieux placés pour nous enseigner un devenir humain traversé par les interrogations autour de la distinction des sexes[vi]. Toutefois, ce ne sont pas des ‘originaux’ tenus ou se tenant à distance des affres du monde, des particules élémentaires épargnées par le duel homme/femme mais elles/ils le vivent dans l’acceptation de leur bipolarité sexuelle allant parfois jusqu’à une cohabitation syncrétique. Ces artistes exigeant(e)s acceptent de mettre au travail des représentations qui traversent et tentent de dépasser la dualité de sexe et de genre en prenant le risque de lever les barrages au profit d’un inconscient tumultueux, provoquant et peu regardant sur les prérogatives du moi.[vii]                

Le choix de consacrer ce livre exclusivement à la création artistique des femmes, outre le fait d’en valoriser la place et la valeur pour peser contre les obstacles à un accès juste et équitable, s’est rapidement imposé au regard de questions singulières justifiant une analyse spécifique, ce qui ne veut pas dire une spécificité de l’art au féminin.

              Existe-t-il des arguments légitimes pour différencier le processus de création artistique et la création actuelle des femmes et des hommes ?

La tentation de l’évidence est, là aussi, très forte d’autant que les mouvements puissants et les axes contradictoires de l’art contemporain se superposent à l’évolution et aux bouleversements sociologiques et politiques touchant inévitablement l’actualité du combat pour l’émancipation de la femme. Traversées par la richesse des débats et des luttes d’une société en mutation, les productions artistiques en portent inévitablement la marque dissimulée ou évidente, parfois tellement évidente que l’on pourrait confondre l’objet créé avec le manifeste politique qu’il défend. Certains critiques en arriveraient même à rendre responsable la femme artiste de l’apparent chaos dont est victime l’art actuel, au motif qu’elle agirait par sa déconstruction militante au cœur de l’acte de création en brouillant les pistes et en ne prenant pas au sérieux les enjeux majeurs d’un art devant rester noble et garder sa distanciation pour ne pas dire sa neutralité, le neutre se rangeant du côté du plus fort.

               Au-delà ou en deçà d’une position militante, peut-on parler d’une création au féminin ? L’apport de l’histoire de l’art, pauvre en femmes artistes reconnues, permet de toucher cette question en mesurant à quel point l’art féminin fut d’abord l’illustration et le reflet d’une spécificité d’un art privé, soit non public et même d’accès fermé, étroitement lié à l’interdit fait aux femmes d’accéder aux secteurs dits nobles de la création artistique.

             Art mineur et convenu, il n’avait pas droit à l’académie, au corps nu, à la sculpture. Il se cantonnait de fait aux ouvrages de dames plus proches de l’artisanat et à l’interprétation contrainte d’aquarelle, de poésie ou de musique de chambre, répétition mimétique sous le regard rassuré et distrait des aînés.

             Jusqu’à l’aube du vingtième siècle en occident, rares furent les femmes reconnues artistes et ayant droit à la notoriété et à la postérité. Ensuite, malgré les sérieuses réticences d’un monde masculin jaloux de ses prérogatives et cantonnant toujours la femme au fourneau et au lavoir, un mouvement puissant et déterminé autant que l’était celui du droit des femmes, a permis l’émergence d’artistes travaillant sur le même registre que les hommes et conquérant des territoires jusque là prohibés. Il n’est pas certain qu’une distinction probante puisse être faite entre les productions de ces artistes des deux sexes souvent complices dans leur travail à une époque où la lutte acharnée se situait plutôt entre anciens et modernes.

              La deuxième moitié du vingtième siècle a vu la radicalisation des mouvements féministes impatients de concrétiser une égalité de droit et d’être des femmes face à l’inertie inébranlable de l’ordre masculin et surtout face à l’enracinement profond des représentations aliénantes de la féminité. Cette radicalisation, mais aussi la consistance et la diversification d’un débat exigeant, ont permis de poser les bases d’une indispensable révolution intérieure pour chaque femme aux prises avec la déconstruction de son être inféodé à l’ordre des pères.

            De ce combat intérieur autant que social et politique, un domaine très développé d’art des femmes est né, maturité d’un art féministe militant en cela qu’il ose explorer et valoriser la part d’ombre difficilement mobilisable de l’être féminin. Cet art permet une plongée dans la petite histoire partagée et offre les récits d’une intimité qui se dévoile. Il tente des expériences et une recherche visant à identifier et subvertir au plus profond de soi l’objet du silence, de la pudeur, de la bonne tenue qui sied aux femmes. Il extrait un corps pris au piège de ses attributs et de ses artifices. Il met au travail les codes de séduction et de soumission, les archétypes de la procréation, de la douce mère, de la gentille fille, de la bonne épouse…

            Cet art use sans vergogne de la multiplicité des supports et des possibilités qu’offrent les progrès technologiques. Il s’impose avec son humour décapant, ses mises en scène sans concession de la jouissance et de la douleur, ses objets, vidéos et installations provocantes, ses attaques du corps allant jusqu’à la mutilation ou la transformation. Il décontextualise[viii] le bel ouvrage, couture, tricot et broderie, pour mieux le libérer de l’évidence des tâches féminines invisibles. Il met en scène l’intime en l’extrayant du mode mineur des coulées du cœur.

Toutes ces réalisations témoignent de la traversée indispensable du champ esthétique par le politique pour qu’enfin une femme puisse créer au même titre qu’un homme, sans produire du masculin mimétique ou réactif ni se cantonner dans un art féminin, la parodie subversive n’ayant qu’un temps. Dans leur multiplicité, ces créations prouvent que la valeur artistique se mesure aussi à la force de proposition politique d’une artiste qui s’expose au risque de soi et de l’autre. Elles imposent un autre référentiel, d’autres valeurs, n’en déplaise aux défenseurs des canons esthétiques qui ne peuvent plus ignorer une telle déferlante.

 

             La femme, dans un mouvement de maîtrise de son art, soignerait-elle sa sujétion à travers sa création comme l’exprima Sophie Calle[ix] à propos de son périple artistique entre enquêtes et expériences audacieuses ? Cette proposition apparaît scandaleuse mais, bien que réductrice, elle témoigne de cette tentative pour approcher une vérité de l’être et dénouer son aliénation. Le soin passe d’abord par le politique comme l’a montré en son temps le film de John Cassavetes « Une femme sous influence »[x]. Il n’est surtout pas question de prendre au pied de la lettre et de généraliser cette proposition de Sophie Calle qui risquerait de confiner l’art des femmes à une forme mineure et dépréciative d’art brut[xi] ou d’art-thérapie après avoir été déjà trop longtemps confiné à l’ouvrage de dame et à l’artisanat.

            Avant-garde sur le front de l’art actuel qui fait polémique et suscite amours et rejets passionnés, les créatrices prolifiques et détachées des courants et mouvements subissent en première ligne les assauts d’une critique virulente ayant une fâcheuse tendance à les confondre avec la mise en chantier dynamique et parfois chaotique du fait artistique. Les tentatives protéiformes et les courants multiples, parfois éphémères, déroutent le quidam autant que l’amateur d’art compulsant fébrilement les explications des artistes et de leurs critiques affiliés. La subversion d’un art au féminin, cherchant en se cherchant, oblige à ouvrir des chemins de traverse en prenant le risque qu’ils ne mènent nulle part autre que l’éprouvé libérateur d’une expérience ; ce qui contraint public et critiques à penser et à jouer avec les propositions d’une œuvre en chantier permanent.

 

Que font ces femmes heurtant l’ordinaire ? Accusées d’exhibition quand elles mettent en scène leur corps, de futilité quand elles s’approprient les lambeaux d’histoire des petites filles qu’elles furent, d’obscénité lorsqu’elles initient un corps émancipé à l’épreuve du paraître, interrogeant la douleur et la transfiguration, de sabotage lorsqu’elles détournent le quotidien dans l’art, les artistes s’exposent au regard exigeant d’un public ignorant ou feignant d’ignorer sa réticence à confier l’innommable de son imaginaire à la femme. Jouir d’elle et de son image érotico-esthétique ou pornographique est sans doute plus aisé que de recevoir de plein fouet son questionnement, sa liberté, sa jouissance et les affres de ses pulsions jusqu’alors déniées et donc, faisant peur.

             Les réalisations de ces artistes, soucieuses d’introduire et de préserver une subjectivité singulière et irréductible, sont le témoin privilégié des conquêtes tourmentées et des échecs d’une société en mutation. Au-delà, sont-elles un moteur pouvant agir efficacement au cœur des bouleversements sociaux et politiques ?

 

            C’est en allant à la rencontre de ces artistes au féminin, singulières, en les écoutant attentivement parler de leur acte, du processus de création qui les anime et en s’attardant à leurs réalisations que l’on peut espérer comprendre, au-delà des évidences de tous bords, le formidable mouvement impulsé par les femmes dans la création artistique contemporaine. Il était nécessaire de précéder ces entretiens d’une mise en question des présupposés dont est forcément encombré celui qui cherche à comprendre, que ceux-ci soient liés à l’imprégnation des codes culturels ou au savoir acquis, reconnu et rassurant, soit, en ce qui me concerne, le savoir  psychopathologique et la connaissance psychanalytique heureusement modulés dans la rencontre permanente avec la parole des patientes acceptée dans sa dimension inouïe. Il ne fallait pas pour autant verser dans une acceptation aveuglée du discours sur la création au féminin, très marqué par la position militante féministe, ni forcément prendre pour vérité le discours des artistes qui se doit d’être décrypté dans sa résonance avec l’œuvre. Ce discours sur soi et sur son art reste une construction alliant fiction et résistance à révéler, à se révéler et à se connaître ; ce qui est à respecter, sans quoi la création y perdrait sa force vive. Mais je dois remarquer que les artistes rencontrées ont généreusement pris le risque de se surprendre et d’oser, en tâtonnant, approcher au plus près ce qui les anime dans leur processus de création et dans ce que mobilise leur acte, y compris au plus intime d’elles-mêmes...........................................

© Thierry Delcourt

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