Le fou de peur de Gustave Courbet - Oslo Nasjonal Galleriet (1843-1845 )
Que signifie ce titre ambigu ? Gustave Courbet a peint cet homme en pied, fuyant, prêt à tomber. Est-il désespéré ou fou de peur, ou bien les deux sont-ils indissociablement liés ?
Cette question, le psychiatre ne manque pas de se la poser face au patient dont la mimique douloureuse associe effroi et tristesse dans un décuplement expressif qui ne peut plus passer par les mots.
C’est probablement l’association que Gustave Courbet a voulu en accentuant l’intensité dramatique de sa composition. L’urgence de la fuite signe une angoisse confinant à la panique tandis que le déséquilibre, prémisse d’une chute imminente et certaine, évoque un possible dénouement suicidaire de cette fuite désespérée.
Gustave Courbet quitte sa Franche-Comté natale en 1839 à l’âge de 20 ans. Il veut être peintre et se rend à Paris où il dévore les musées à l’affût de la grande histoire de la peinture. Il découvre, copie et interprète sans relâche les grands maîtres, cherchant son style à travers la diversité qui s’offre à lui. C’est dans ce contexte qu’il peint cette toile de jeunesse, probablement entre 1843 et 1845. Sans la renier vraiment, il sera plus tard très critique sur cette période de son œuvre empreinte de romantisme expressionniste.
La verve des critiques, facile et péremptoire, lui emboîte le pas aujourd’hui comme hier, n’hésitant pas à juger cette toile juvénile, grandiloquente, d’un romantisme passéiste, en ne lui accordant pas même le statut d’une première tentative réussie pour trouver un style singulier.
N’écoutons pas ces propos convenus et regardons sans à priori cette toile étonnante car elle recèle un trésor d’expression tant dans sa composition que dans son message humain.
La composition verticale de format moyen, 60x50cm, nous impose un sujet centré : un homme nous fait face qui semble surgir de la toile. Il saisit et fascine en premier lieu par son regard fixe, proche de celui qu’avait peint Courbet une ou deux années avant sur une toile dont le titre éponyme et la facture caravagesque s’inspiraient de la peinture académique des passions.
Ce regard lointain et embué ne voit pas. Le cercle blanc des yeux écarquillés accentue l’effet de terreur et appelle le spectateur. Dans ce ‘désespéré, fou de peur’, Courbet ose aller au-delà de l’intimité des passions. Il met en scène un regard qui ne regarde pas et qui est tendu vers l’infini sans retenue à son effroi. La prouesse du peintre en fait un regard intérieur qui peut alors traduire l’émotion et le sentiment dans leur universalité entre perdition, frayeur et désespoir.
Autour de ce regard s’organise une spirale infernale de la composition. Le front profondément plissé indique la gravité du souci. C’est la partie la plus éclairée du tableau pour mieux exprimer la souffrance pathétique. Le visage figé dans sa sombre expression est enchâssé dans la spirale. Au-dessus, une main est posée sur la tête, insistance du drame irrémédiable. Au-dessous, l’autre est tendue vers le point de chute au bout d’un bras en habit rayé donnant une profondeur à la perspective. Ce bras oriente la spirale de chute vers une zone vide, à gauche, que le peintre n’a pas jugé bon de clore en laissant ouvert un gouffre de non peint, technique que nous retrouvons dans la peinture actuelle. C’est cette zone fatale que le peintre indique de sa main relâchée, presque pendante.
Cette main agit comme admoniteur pour nous indiquer le destin de cet homme, soit la chute dans le vide sans retenue, osons dire sans toile pour se rattraper.
Le peintre était-il alors confronté à un questionnement vertigineux sur son être peintre au point d’en désespérer ? Nous savons que les artistes sont, plus souvent qu’ils ne le voudraient, confrontés à ces affres.
Continuant cette spirale, le corps écrasé et vrillé vers la gauche ne tient plus en équilibre. Le genou gauche posé au sol est la première étape de la chute, amorçant une torsion du corps souffrant. Et ce n’est pas la tentative d’un pied droit tentant de compenser le déséquilibre qui peut arranger la situation. Bien au contraire, il accentue la poussée en avant vers la chute, la transformant en glissade fatale.
Voilà comment l’on peut être à la fois fou de peur et désespéré, sans autre issue qu’un suicide au bord du vide. Plus tard, Courbet ira peindre la falaise d’Étretat, dans des compositions bien construites, paysages grandioses mais sans caractère dramatique.
Pour celui qui connaît Étretat et son contraste entre une nature généreuse, paisible et une falaise abrupte, vertigineuse, cette toile ‘Le désespéré’ en marque parfaitement l’effet de rupture.
Combien de suicidés du haut de ces falaises, venus là spécialement pour une mort aussi certaine qu’esthétique. Un soir, ils quittent la ville et roulent quelques heures, incommensurablement tristes mais craignant pourtant de voir faillir leur détermination. Une belle musique, un peu d’alcool pour ne pas renoncer, un peu de respect et une ultime dignité qu’ils ne s’étaient pas, jusque là accordés, pour en finir, en beauté, dans la certitude de ne pas en réchapper.
Romantique, disons-nous, mais ça n’en est pas moins dramatique, témoin de l’impasse douloureuse d’une vie qui ne peut trouver à exister qu’à mourir, dernier acte… et parfois premier acte de création de soi.
Romantique est devenu une insulte, et pourtant ce que cela contient de souffrance à exister ne peut être réduit à un dérisoire narcissisme morbide. L’homme est romantique à la mesure de son désir et de son impasse.
Gustave Courbet en signe l’issue fatale, sans recours. Il est trop tard pour s’asseoir au bord de la falaise en retenant ce désespéré. Son déséquilibre, qu’il faut entendre au sens de la physique des corps comme au plan psychique ne peut mener qu’au suicide.
Le peintre n’a pas pris la peine d’achever sa toile. En bas, il n’y a rien, il n’y a plus rien. Ceci, le psychiatre accepte de l’entendre même s’il tente humainement de retenir le geste final en tissant par ses paroles un filet de sauvetage. Dans ce tableau, le psy, homme de l’art lui aussi, peindrait le bas pour suspendre la chute. Il sait tisser du possible pour qu’un jour son patient regarde son geste fatal comme étranger à lui, libéré d’un destin qu’il s’était tracé sans prendre en compte ses ressources pour exister.
Cette toile puissante et expressive traduit admirablement ce moment humain qui contient autant de peur et d’effroi que de désespoir, témoin d’une passion d’être sans issue.
Quoi qu’en disent les critiques, sa composition a traversé presque deux siècles sans perdre de sa force ni de son originalité. Il y a adéquation entre la prouesse technique de la construction esthétique et la finesse de la touche picturale, associant la précision du détail, le voile des zones de tension forte, tel le visage, et le brossage non fini de l’espace de chute.
Pour ces motifs, ce tableau doit être replacé comme essentiel dans l’œuvre de Gustave Courbet, au même titre que ‘Un enterrement à Ornans’ ou ‘L’origine du monde’.
© Thierry Delcourt
Gustave Courbet - version connue du Désespéré