Monk est noir, nègre comme on disait à l’époque dans le New York des années trente, où le racisme sévissait rudement. Il confrontait les noirs à l’humiliation et à la maltraitance. C’est aussi l’époque de la prohibition et de la révolte sourde qui l’accompagnait. Bref, les contradictions libéro-puritaines d’une Amérique qui n’en finit pas, encore aujourd’hui de s’enliser dans ses paradoxes. Les noirs, c’est le jazz, qui a accompagné à sa naissance l’esclavage, puis l’affranchissement. C’est une parole, un cri, une machine de rythme qui dit la souffrance, l’espoir et la détermination. A la fois chant et pulsation, le jazz, à son origine, a permis de supporter, puis de marcher vers la liberté. Paradoxe, là aussi, que cette liberté trouvée dans les missions religieuses, qui prônaient l’attente d’un monde meilleur en acceptant cette pulsation rythmique originaire. C’est alors le gospel que les blancs aiment tant aller écouter : Un chant puissant, rythmé, dansant, mais aussi des paroles d’espoir que chacun interprète à sa façon. Un chant puissant mais non violent et qui peut même dégager une tendresse pathétique.
Ce qui marque le jazz, c’est la passion, l’irrépressible besoin de jouer jusqu’à l’exténuation.
Le jazz a progressivement connu une expansion, avec pour conséquence une reconnaissance sociale et lucrative. Les jazzmen en avaient besoin, ne serait-ce que pour assurer leur subsistance et restaurer une dignité, toujours à reconquérir quand l’histoire vous marque du sceau de l’infériorité. Pour beaucoup, le jazz, c’est le swing, un balancement communicatif qui nous fait battre la mesure et danser. Et cela reste vrai, mais tout cela s’est bien enrichi du gospel au be-bop.
C’est quoi le be-bop ? Une onomatopée pour désigner une révolution harmonique et rythmique dans le jazz, donnant au swing une impression de désarticulation, avec des accentuations insolites soutenues par une section rythmique forte de la batterie, de la basse et du piano. Les thèmes sont souvent pris dans le bagage culturel des chansons populaires ou d’anciens standards de jazz, qui sont malaxés, recomposés, paraphrasés, avec des découpes syncopées, une accentuation des temps faibles, le tout donnant une sensation forte de déséquilibre, pour mieux se caler dans des reprises du thème à l’unisson des instruments.
Et cette révolution, Monk va la pousser à l’extrême, au point même de dérouter ceux qui en furent les géniteurs.
THELONIOUS MONK 1917 . 1982
Né en Caroline du nord, il s’installe avec ses parents à New York City à l’age de 4 ans. Il y passera toute sa vie. Par contre, son père, dés cette installation, va fuir de façon énigmatique. On sait de lui qu’il était bizarre. Il mourra plus tard à New York, pas loin de son fils, sans que celui-ci le sache. Monk vit à New York avec sa mère, sa sœur Marion et son frère Thomas. Il est le seul à porter les prénoms accolés de ses père et mère. Confort modeste, mais tout de même une mère qui élèvent ses enfants dans la dignité.
Monk réussit bien à l’école. On le dit intelligent et il le prouve en intégrant la Peter Stuyvesant High School. Bien intégré dans cette vie, il rencontre très tôt celle qui deviendra la femme de toute sa vie, Nellie. Il accède très tôt à l’enseignement musical et se focalise sur le piano, y compris dans un apprentissage au conservatoire. Et donc, il accompagne la messe le dimanche.
A l’age de 17 ans, il part en tournée avec une prêtresse pendant deux ans. Il y découvre l’improvisation fleuve d’accompagnement, en présence d’un public.
A vingt ans, en pleine période de prohibition, il va profiter de l’émergence des club de jazz, et y jouer, à droite, à gauche, pendant 4 ans.
Il a la chance, et surtout le mérite, d’intégrer le Minton’s Playhouse, club reconnu où se retrouvent les plus grands jazzmen après leurs prestations à l’Apollo, tout proche.
Monk avait remporté à plusieurs reprises la nuit des amateurs jusqu’à être hors concours : la porte du professionnalisme lui était ouverte. Il a 24 ans.
Il joue régulièrement au Minton’s, jusqu’à l’aube. Les jazzmen l’écoutent et participent avec lui à des jam-sessions anthologiques.
Il y est aussi enregistré pour la première fois, mais il est encore loin d’être reconnu.
Monk joue classique de sa main gauche, mais sa main droite commence à dérouler son jeu singulier qui va dominer rapidement.
Ce creuset de jazzmen qui cherchent, qui se confrontent, va permettre que se développe la complexité du be-bop.
Une cassure s’opère avec le jazz classique et les « boppers » restent entre eux.
A ce stade, Thélonious Monk compose, invente, se singularise et consacre ses jours et ses nuits à son piano.
Sa recherche s’éloigne de celle des autres « boppers », dans la solitude de son travail de composition et de son jeu difficilement accessible pour les autres. Il dérange et déconcerte. On le trouve bizarre, silencieux ; certains le disent même demi-fou… Mais tous le respectent car ils savent qu’il ne fait pas n’importe quoi et son style accroche. Bref, on veut comprendre, mais le bonhomme n’est pas très accessible !
Nuits sans sommeil, alcool et drogues jusqu’aux plus dures n’arrangent pas son approche délicate mais possible à condition d’y mettre ses formes.
Pour les autres jazzmen, il est une énigme de création nouvelle, une rupture si précoce dans un be-bop naissant. Ses compositions et son jeu compliquent les improvisations, les solos mais aussi
la base rythmique.
N’étant pas rejeté, il devient un centre.
Monk, marié à Nellie, continue d’habiter avec elle dans le deux pièces de sa mère.
Il est couvé par ses femmes et restera toute sa vie maladroit pour tout ce qui concerne la vie quotidienne, du nœud de cravate à ses finances.
Plus tard s’ajoutera à ces deux femmes Pannonica, une baronne Rotschild, renégate du clan pour avoir oser vivre sa passion du jazz. Elle saura jusqu’à la fin de vie de Monk le protéger de lui-même et des autres, dans sa vie publique mouvementée, sans entrer en concurrence avec Nellie.
Thélonious Monk a eu deux enfants : un garçon qu’il nomme Thélonious junior, et une fille Barbara, du prénom de sa mère.
La vie n’est pas facile pour tous, compte tenu des frasques de Monk et de la répression raciale qu’il subit.
Il est privé à deux reprises de sa cabaret card, indispensable pour pouvoir jouer en club et ce, pendant plus de six ans.
Il doit alors se retirer un peu plus de la vie publique, mis à part les séances d’enregistrement.
Il s’isole, il compose et son style gagne en singularité mais aussi en hermétisme.
Son comportement étrange s’accentue. D’une stature imposante, le regard souvent fixe, il vit des crises durant lesquelles il ne reconnaît plus personne, pas même ses enfants.
Il déambule dans le vide, s’égare, tournoie sur lui-même, donnant à cette masse en déséquilibre au regard vide une dimension menaçante qui lui vaudra d’être à plusieurs reprises interpellé, mis
en garde à vue ou interné en milieu psychiatrique.
Ombre menaçante pour certains, notamment les policiers qui le maltraiteront,
Colosse fragile pour ceux qui le connaissent, le savent non violent et non dangereux, mais plutôt à la merci de lui-même et de son égarement.
Nellie doit parer, aller le rechercher, tout comme plus tard la baronne Pannonica.
Il s’égare, donc, au point de se retrouver à plusieurs reprises en service psychiatrique où des doses massives de neuroleptiques, des cures d’électrochocs ne peuvent venir à bout de cet état de confusion et de prostration identifié par les psychiatres américains qui le suivent : Schizophrène non répertorié. Il n’est pas fait mention de manifestation délirante. Il s’agit, d’après les descriptions, de périodes catatoniques, dominées par une angoisse paralysante et une perte complète du sommeil.
Il pouvait prendre jusqu’à 3500mg de thorazine, sans effet positif. On peut même supposer une aggravation, d’autant que, sorti de l’hôpital, il associait des rasades de neuroleptiques avec le cognac et la cocaïne.
A partir de l’age de 37 ans, cet hermétisme et ses crises de bizarreries et d’égarement vont s’installer de façon plus nette et s’aggraver.
Il présentera des crises hallucinatoires, y compris lors de concerts, entraînant un comportement aberrant de fuite.
Mais comment s’y retrouver, entre ces descriptions imprécises, les addictions diverses de Monk, ses prises médicamenteuses incohérentes
Paradoxalement, c’est aussi à partir de la fin des années 50 que la reconnaissance de sa musique lui vaut d’être sollicité pour des enregistrements et des tournées mondiales qui se succèderont dans les années 60.
En fait, cette popularité permettait de mieux faire passer son étrangeté, ses exigences aberrantes dans sa vie, sur scène et progressivement dans sa musique.
Et puis, il y avait son manager, ses collègues musiciens et surtout Nellie qui l’entouraient d’une sollicitude plus que tolérante, parce qu’ils savaient que Thélonious ne se résumait pas à sa pathologie.
Il avait de longues périodes de lucidité qui lui permettaient d’assurer sa musique et ses orchestrations, mais aussi une vie familiale. Il est important de le rappeler.
Il avait aussi un humour et une intelligence des situations qui séduisaient malgré tout ceux qui l’accompagnaient.
Le public aussi, a su faire preuve d’une certaine patience, à la mesure de sa fascination pour ce géant du jazz : Il pouvait entrer en scène avec une demi heure de retard, fixer son piano, hagard et silencieux, puis s’éclipser, revenir, taper un accord, pour parfois ne plus revenir.
Ce fut rare, heureusement, mais son comportement sur scène, avec son groupe et son public, qu’il paraissait ignorer, s’est détérioré dans les années 70.
Entre temps, il y avait eu des concerts fabuleux, heureusement.
Et puis, en 76, brutalement, il arrêta de jouer, en public, mais aussi pour lui-même.
Il semblait ignorer le beau piano Steinway qu’il avait à sa disposition dans le splendide appartement que lui offrait Pannonica.
Un silence musical, mais aussi un repli profond, même avec ses proches.
Une forme de réclusion catatonique dans un silence qui gagna progressivement tout son être, jusqu’à sa mort en 1982, d’une hémorragie cérébrale.
LE STYLE MONK
Ecouter Monk, c’est à la fois être déconcerté et en suspens.
C’est toujours une écoute active, et même si son style peut d’emblée séduire, il sollicite une compréhension, un effort de
complétude qui ne le rend pas très accessible.
Ou plutôt, qui ne le rendait pas très accessible, car depuis, on est allé plus loin dans la distorsion et la déstructuration ou restructuration musicale, et pas seulement dans le jazz.
La plupart des compositions de Monk, qui ne sont pas si nombreuses, environ 70 jouées en public, sont devenues des standards. C'est-à-dire des compositions reprises par les jazzmen professionnels et amateurs, revisitées ou simplement interprétées.
Round Midnight, Blue Monk, Epistrophy, Bemsha swing, Crépuscule with Nellie…
Monk est unique, et pas seulement par sa présence: Habillement sophistiqué, couvre-chef à l’avenant, déplacement en déséquilibre ou tournoyant sur lui-même, apparente pétrification face à son
piano, puis introduction brutale.
Comme dit Laurent de Wilde, un de ses biographes : Dés le départ, il court de travers. C’est plus fort que lui. C’est la signature Monk.
Les doigts tendus, ses grosses bagues qui manifestement le gènent dans son jeu…
Un jeu qui a peut-être besoin de cette gène !
Des notes tour à tour frappées et quasiment inaudibles, jusqu’à extinction des harmoniques.
Ce qui caractérise la musique de Monk, c’est l’utilisation du silence, inscrit dans la phrase mélodique, nous laissant deviner ce qu’il serait incongru pour lui de trop dire.
C’est aussi une telle richesse d’harmoniques, qu’il vient les chercher là où elles sont dissonantes pour nous, sans même nous aider par une symétrie rassurante qui nous permettrait de retomber
sur nos pieds.
Ce déséquilibre, ces silences, ces attaques brutales, mais aussi ces notes répétitives, parfois susurrées, génèrent une tension émotionnelle forte et nous transportent dans une fiction étrange.
Il s’agit d’une musique pensée, travaillée à l’extrême, mais aussi profondément vécue lorsqu’il la joue.
… Et comme il pense et vit différemment de nous, il n’est jamais là où on l’attend.
Ceci faisait la déroute des solistes qu’il accompagnait, lui, le soliste dans l’âme qui se suffisait de son piano.
Et c’est sans parler du questionnement de sa base rythmique, soumise à des décalages, des suspensions qui viennent heureusement se recaler pour notre plus grand soulagement.
Sa musique, c’est aussi la répétition : A la fois celle, insistante de ses compositions qu’il travaillera toute sa vie de musicien, cherchant un phrasé nouveau, une résonance, une orchestration différentes.
C’est aussi la répétition au sein de sa composition. En cela, on pourrait penser qu’il ne diffère pas des autres jazzmen, mais sa répétition est insistante, avec d’infimes variations qui décalent le thème dans une sobriété où ne persistent parfois que quelques notes allusives.
Il disait préférer « sphère », son deuxième prénom, à « square »,et, de fait, sa musique n’est pas, à première écoute, ce qu’il y a de plus carré, en opposition à celle de ses contemporains du jazz.
Autant l’introduction de ses thèmes est prenante, autant ses chutes laissent un suspens… Jusqu’à une prochaine reprise de ses thèmes qu’il a déjà tellement torturé en tous sens !
Monk vivait sa recherche compulsivement, visant un idéal qu’il avait en tête, dans une exigence immense vis-à-vis de lui-même, mais aussi de ses musiciens.
Je vous cite John Coltrane qui a beaucoup joué avec lui : « Monk fait toujours des trucs derrière qui sonnent tellement mystérieux, mais qui ne le sont pas quand vous savez ce qu’il fait. Rien que des vérités simples : Il peut prendre un accord mineur et en ôter la tierce ; pourtant quand il joue la chose ce sera juste au bon endroit et harmonisé de telle façon que l’on ressente l’accord mineur mais ce n’est plus un accord mineur. »
Cette complexification apparente résulte de la quête de Monk d’une tension harmonique qui intensifie la note assénée ou en suspens. Tension harmonique mais aussi tension rythmique car il use également d’accentuations tout à fait inattendues.
Thierry Delcourt ©