Les mots sont nos ombres, et pourtant ils éclairent le monde.
Je vous propose d’être un ramasseur d’ombre.
Tout aurait commencé par la trace :
Le premier chasseur suit la trace comme une indication posée là par l’autre, sa proie mais aussi l’objet de sa pulsion : poignée de poils, déjection, empreinte.
Lui-même, à son tour, y laisse une trace, insigne de son passage, pour ceux qui le suivent ou pour retrouver son chemin.
Le signe protège de l’égarement… La trace laissée devient signifiante.
Et puis, çà se complique :
Revenu à la grotte, l’un d’eux éprouve le besoin de tracer, à distance de l’événement… Trace invocante, sacrée, qui traverse le temps jusqu’à nous.
Etait-ce le secret espoir du traceur ?
Dans un espace qu’il crée, à distance temporelle et spatiale de l’événement, il écrit à dessein, par son dessin, que ce bison, objet de sa convoitise, mais qui peut lui échapper, a conquis un statut sacré.
L’humain respecte alors ce qu’il convoite et qui lui échappe.
Le désir, passant par les rets de l’Autre, peut et doit se dire.
Alors, l’écriture fait Loi.
D’ailleurs, elle dira la Loi :
Pierre de Rosette, Pierre noire du code d’Hammourabi : exécutives et palpables.
Tables bibliques : fondatrices et mythiques.
Chaque civilisation écrit ses tables et s’y adosse en s’y conformant.
L’écriture est l’affaire des sages. Elle régit les rapports humains.
Elle n’est pas lue par le peuple analphabète, qui n’est pas destinataire mais devra tout de même s’exécuter.
Le sage s’enorgueillira du drapé de la loi fondatrice.
Suivons la trace : on la retrouve dans ces lignes d’erre que forme le corps en mouvement des autistes, que nous a transmis Deligny.
Trace du déplacement immuable des corps, trace dessinée par ces enfants qui indique le mouvement autorisé d’une main, immuable également.
S’agit-il déjà d’une écriture ?
Est-elle intentionnelle et communicante ? … Et à quelle adresse ?
Le moindre geste peut faire signe à qui sait l’entendre.
Et puis la trace, sûrement intentionnelle, celle-là, d’un corps scarifié et tatoué :
Scarification tribale, identificatoire et initiatique.
Tatouage du prisonnier comme parole mortifiée : Je me souviens d’une patiente parricide qui avait tracé des pointillés autour de son cou lors de son incarcération anticipant la découpe selon le pointillé !
Tatouage banalisé de notre époque comme insigne et message qui exprime par sa déformation lors du mouvement du corps, le désir exhibé, allant à l’extrême jusqu’au corps illustré, mais déjà, on s’approche du bavardage.
Au commencement, donc, l’acte d’inscription. Le verbe s’y adosse pour prendre consistance.
Inscription symbolique qui subit ce glissement, cette altération que nous constatons au fil de notre vie et de nos pratiques.
Les autoroutes de la communication seraient-elles plus dangereuses que les chemins de traverse ? Il faut croire.
A moins que ce ne soient des bandits de grand chemin qui aient capturé le sens et l’aient vidé de son contenu !
Il ne resterai que les reliefs de ces tables pillées, autant dire rien.
Il n’y a plus rien, et ce rien on vous le laisse, comme dit le poème de Léo Ferré.
Mais qui donc seraient ces bandits, ces pilleurs ?
Je prends alors le miroir pour de l’illusion m’en convaincre : C’est bien moi, illustre, éternel et possédant. Je suis celui qui suis, partageant l’imposture avec mes congénères.
Roi nu qui ose dire : « C’est à moi », « quand j’ai dit, j’ai dit », « qui t’es, toi ? »…
Prince d’un jour à Babylone, et il s’y croit. Souvenez-vous cette parodie orchestrée par les sages de ce royaume : Un heureux élu parmi le peuple, une journée, rien qu’une journée avant qu’il ne perde un pied de haut.
En fait de pied, c’est la tête qu’il perd.
Vaut-il mieux lui couper la tête avant qu’il perde la boule ?
Enivré de son illusion, il deviendrait dangereux. Les exemples ne manquent pas, ivres du sang des autres.
Les sages, dépositaires temporels de la Loi, ont tôt fait de rappeler qu’elle reste intouchable.
Le sens en dépend qui balise notre route.
Mais il arrive que les sages confondent leur temporalité avec une éternité, et que de dépositaires, ils deviennent possédants. C’est là la pire imposture et le rapt dévastateur.
L’histoire du monde en est truffée ?
Un exemple, proche de nous : songez à François Klein, psychiatre fou qui savait, et disait la certitude infaillible de son pouvoir sur les malades : Son livre : « Maladie mentale expérimentale et traitement des maladies mentales » publié en 1937 se veut dans son exemplarité la preuve que ce qu’il nomme « le regard et la voix mentaux corticaux » tels qu’il les pratique, peuvent guérir ou rendre fou en un instant pénétrant.
Je ne résiste pas au plaisir de vous citer un petit extrait de ses thèses sérieusement désopilantes :
« Veuillez observer en faisant des opérations mentales, que pour les faire, vous manoeuvrez les yeux, vous sentez ces opérations avec vos yeux. Et si vos yeux les ont senties, c’est qu’ils les ont touchées : en effet on ne peut rien sentir sans le toucher. Or les yeux sont des évaginations corticales. Donc, ce qui est mental est touché par la corticalité. Le mental est aussi cortical. Regard mental-cortical. Voix mentale-corticale. Mimique mentale-corticale. Mental, cortical, les deux noms nouveaux du ton attentif, sont justifiés par la langue commune à tous (donc ce n’est pas autiste). Et encore un point. S’il est vrai que toute autre attitude que l’attitude ironique, est une attitude désironique, privée d’ironie, de même toute autre attitude que l’attitude (attentive) mentale, est une attitude démente, privée d’esprit - de mens…
D’identité en déductions, Klein dévide, au fil de ses évidences sa théorie implacable, tout en évoquant en filigrane sa folie, allant jusqu’à dire : « A la suite d’une seule guérison (celle de moi-même), je répète résolument : « Les expériences sont pour contrôler et non pas pour confirmer les idées. » Il illustre sa « théorie » de cas cliniques dont la résolution fulgurante est due à son regard mental-cortical.
Je le cite :
« Les regards (évaginations cortico-cérébrales, des corpuscules infra-rouges, de lumière et ultra-violets) mentaux-corticaux et la voix mentale –corticale font leurs effets en deux ou trois minutes. Ce sont des ovule-spermatozoide, des germes de nature électrique, électrique.
Et, plus loin : « On va donc faire des transfusions corticales, sans, sans la tuer, la corticalité. »
Remarquez ces répétitions de mots, signant, à la Antonin Artaud, cette résonance signifiante du délire.
Sa pensée délirante procède par empilement tautologique de vérités déductives usant de la pire sophistique.
Comme le fait remarquer David Franck Allen dans son analyse de l’œuvre de Fr. Klein, il est l’exemple même d’une pensée fondée sur le rationalisme morbide de Minkowski.
Ce concept de rationalisme morbide désigne l’usage d’un raisonnement implacable fondé sur des extrapolations arbitraires et une logique mathématique usant de l’identité et de la déductivité.
Instrument délirant redoutable qui peut tout prouver et son contraire, sans permettre à l’interlocuteur, s’il ose en être, une mise en question autre qu’une réfutation du discours dans son ensemble.
En effet, aucune argumentation dialectique n’est possible face à ce raisonnement circulaire.
Alors, vais-je risquer d’extrapoler ce rationalisme morbide et l’appliquer au rapt dévastateur qui nous aliène en nous privant d’une saine argumentation dialectique :
Si l’usager vaut pour le malade, si la transparence d’une connectivité cognitive permet de lire sans détour un sujet réifié, alors le soin, dans sa limpide efficacité, peut être rationalisé, prescrit en formules facilement évaluables.
Ce n’est pas seulement de déqualification dont il s’agirait, mais de chosification, annulant toute perspective de l’être.
Qui va là, si bien déguisé, obscurcir notre horizon ? A quoi ressemblent ces nouveaux sages ?
Certains avancent à visage découvert : Patrick Le Lay et son propos cynique, désormais paradigmatique.
Je le cite : « …A la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-cola, par exemple, à vendre son produit… Or, pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible… Ce que nous vendons à Coca-cola, c’est du temps de cerveau disponible. »
Béni soit Le Lay de nous donner un embryon de solution pour se protéger de cette chosification aliénante en boycottant ses programmes.
Mais on sait bien qu’il n’est qu’un rouage d’un système sans tête, qui s’est autonomisé et même emballé.
Pris dans ce système, on consomme des mots à média, des communicamots, bref, des mots qui font consensus, exsangues. coquilles vides, sens unique.
Citoyen, psychiatre ou patient, aucune de ces positions n’aura avantage à ce tenant lieu de parole.
Rappelons nous cette citation de S. Freud, en exergue de ce congrès : « Céder sur les mots, c’est céder sur les choses. » Choses est un peu vague. Il faudrait plutôt dire sujet, ou éthique.
Si je gère, si j’optimise mon programme thérapeutique, si je passe bien les grilles de l’évaluation, si j’utilise les bons mots pour rentrer mon dossier-patient dans l’ordinateur, alors je pourrai tout partager avec mes condefrères.
En fait, il faudrait dire plus sèchement : « Si tu cèdes sur les mots, t’es mort. »
Comme dans les bons western, regard circulaire, vigilance en éveil constant… Un instant d’inattention et Pan !
Pour rester concret, un petit guide à l’usage de la résistance :
= Eviter les mots usés, surtout quand ils sont fréquemment prononcés par nos gouvernants.
Usé ou usager, à la trappe !
= Les éviter surtout quand ils font consensus. En voilà un mot « con sang suce » ou bien les prononcer à la Boby la Pointe, mitraillage garanti, le discours consensuel vole en éclats.
= Aller chercher les mots qui sont désuets, en évitant tout de même qu’ils soient trop abscons, nos patients, au moins eux, doivent pouvoir nous comprendre, avec un petit effort.
= Ou bien, retourner les mots, faire résonner l’écusson du consensus, déroute garantie qui obligera l’autre à l’ouverture polysémique.
= Tout cela en jouant, même si l’on n’apparaît pas enjoué. C'est-à-dire qu’il faut faire l’indien, jamais là où on l’attend, ce qui fait la force de sa minorité. Notre force est d’avoir longuement expérimenté le défrichage et le déchiffrage sémantique. Nous connaissons le terrain. Nous ne craignons pas, pour la plupart d’entre nous, de pénétrer les voies enchevêtrées de l’inconscient. Reste à pouvoir y mener nos patients, mais aussi les décideurs, les faiseurs de rapport, bref, tout ceux qui risquent de mettre à mal la singularité d’avoir à être.
= Mais surtout ne pas fuir. Chaque pouce cédé à cette nappe de mots vides nous rapproche du destin des oiseaux mazoutés. Occuper le terrain avec notre langue, c’est produire du sens, acte politique autant qu’acte thérapeutique, bref, acte éthique. Notre raison ne peut se soumettre à ce rationalisme morbide. Nous ne sommes pas les patients chosifiés de François Klein, médusés par son regard et sa voix mentaux corticaux, ni les cerveaux remplis de la merde de Le Lay.
Au fond, tout cela n’est pas si complexe à identifier et à combattre, mais autrement plus ardu lorsque çà s’insinue dans notre pensée psy. Là aussi, une idée, une vérité assénée devient vite leitmotiv, empêchement à penser, avec la complicité des grands communicants de notre champ.
Empêcher de penser en rond, tout doit y passer : trauma, harcèlement, jouissance…
La circularité nous amène à un autre phénomène : L’onde de mot.
L’épicentre peut être une cour de lycée, le palier d’un immeuble où se retrouvent des adolescents jouant de leur singularité. Et puis surgie d’un jeu signifiant, une invention résonante réveille la jubilation.
Et c’est parti, l’onde progresse, diffuse en larges cercles concentriques dans le flot humain, bref, se vulgarise puis s’éteint. Il devient ridicule de s’attarder à cette onde mourante.
Le mot est k.o.
Le jeu qui l’a fait naître s’est perdu dans l’onde, parfois transitoirement renforcé par une réplique.
L’onde de mot a son charme quand elle est proche de l’épicentre : Jeu, invention signifiante mais aussi témoin d’une pensée en mouvement.
Quelques exemples parmi les moribondes qui vous restent en mémoire : « On va s’arracher »
« c’est trop » , « j’hallucine », « c’est le truc qui le fait », ou plus ancien et à la fois plus proche de notre champ : « Quelque part, au niveau du vécu, çà m’interpelle. » Entendez comme maintenant çà peut heurter nos oreilles, de l’avoir trop entendu, comme une ritournelle vidée de son sens.
Mais accordons nous cette résonance, cette jubilation de la répétition si nécessaire à notre enfance.
Et puis, il y a des ondes complexes qui nous portent un temps, sur lesquelles notre réflexion
se pose : La résilience, par exemple, et ses parangons qui diffusent largement sur les ondes. Trop pour rester honnête, assez pour que notre vigilance nous oblige à la critique.
Laisser sa trace est tellement humain. Mais cette trace, foulée par les passants inconvenants, devient illisible. Il faut chercher son chemin, refaire une trace. Cela nous donne l’impression d’un progrès.
Traces effacées, mots vides, langue minée… Il nous reste la poésie.
Peut-on encore entendre la poésie ? Pas sûr ! Et pourtant quel merveilleux recours contre la destruction du mot.
Jeu, résonance magnétique, dévoilement de l’insu, création de sens, cascade polysémique mais aussi plénitude de la métaphore.
« La nage poissonne » nous dit Francis Ponge
« Le ramasseur d’ombres » nous dit Jean-Marie Le Sidaner .
Ephémère et intangible, la poésie peut entrer en résonance avec notre indicible, et prendre corps dans l’émotion d’une parole retrouvée. Le mot devient matière créée, réelle présence.
Je ne résiste pas au plaisir de vous citer quelques vers :
Flot, requiers pour ta marche un galet au sol terne
Qu’à vernir en ta source au premier pas tu perdes
Francis Ponge – 1928
Ephémère, comme le galet verni par l’eau, la poésie perd sa lumière si l’on tente de la saisir.
L’écoute vaut mieux que la lecture pour se laisser envahir par la matérialité de l’évocation.
Il ne faut pas grand-chose pour rompre le charme ; juste parfois ne pas être en phase avec le rythme du poète. Certains n’y parviennent jamais, à ce rythme, éloignés qu’ils sont de leur propre rythme : Nos pleins et nos vides, nos accentuations et nos temps faibles, la complexité de nos harmoniques.
Là encore, c’est le cœur de notre écoute de thérapeute qui est en jeu. A quoi sert de s’attarder au symptôme et à l’histoire du patient, si l’on ne tient pas compte de sa présence singulière, de son rythme, de son rapport au monde. C’est cet apport essentiel de la pensée phénoménologique que l’on a tendance à trop vite oublier, préférant à cette approche complexe la systématisation réductrice de théories validées.
Résonance magnétique de la poésie, chemin tracé dans l’insu, éveil et création de sens donnent à la parole sa matérialité. Nous y avons affaire, à condition de l’entendre, dans
notre pratique.
Cette écoute exigeante est aussi celle qui permet de situer la ligne de faille du sujet souffrant.
L’exigence concerne autant le thérapeute que le patient : Aller plus loin dans son dire, dans l’enchaînement signifiant et le dialogue, ou plutôt le polylogue intérieur.
Inviter à l’écriture peut aussi, parfois, donner des résultats étonnants.
Je pense, par exemple, à une patiente psychotique dont les hallucinations auditives chroniquement envahissantes se sont tues lorsque cette patiente a pu circonscrire les voix à leur origine dans une formalisation associée à une identification des protagonistes.
Le message en crue dont ces protagonistes étaient porteurs, jusqu’alors insaisissable et assaillant, est revenu dans son lit dés lors qu’elle a pu le localiser et l’intentionnaliser.
Elle a apporté un écrit passionnant où elle ne repérait pas moins de onze protagonistes avec des précisions extrêmement nuancées sur leurs caractéristiques et la teneur de leurs propos.
Cette précision et ces nuances témoignent de l’accès possible à une polysémie et à une métaphorisation.
En l’écoutant avec l’oreille destinée aux poètes, je pouvais lui ouvrir la voie de cette fragmentation de l’expression, qui, entendue par elle et par l’Autre, donnait accès à l’intériorisation.
Pour y accéder, il faut, bien sur, refuser tout ce qui altère cette possibilité résolutive, et préserver sa richesse au signifiant. Mais le vers a sauvagement pénétré la pomme, s’attaquant au noyau et le vidant de sa substance. La poésie peut-elle encore circonscrire cette pourriture envahissante.