Introduction de La fabrique des enfants anormaux, Max Milo, 2021
L’enfant est un feu à allumer, pas un vase à remplir.[1]
En exigeant l’impossible, on ne récolte que l’impuissance.[2]
L’Organisation mondiale de la santé, OMS, alerte sur l’augmentation importante de l’usage des psychotropes chez les enfants et les adolescents depuis les années 2000. L’OMS relie cette augmentation à celle des troubles psychiques des enfants et adolescents. Cette déduction plus que discutable ne correspond pas au constat des pédopsychiatres. En fait, il ne s’agit pas des troubles psychiques, mais de la facilité avec laquelle un diagnostic est posé de façon excessive, avec des conséquences désastreuses pour les enfants, dont la prescription injustifiée et dangereuse de traitements médicamenteux. Aux États-Unis, les diagnostics abusifs de TDAH[3], trouble du déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité, et les traitements par le méthylphénidate, un dérivé d’amphétamine, ont explosé à un taux avoisinant les 20 % dans certains États, comme le Kentucky. Pire, il est hors de question que l’enfant entre à l’école s’il n’a pas pris son traitement.
Le problème va bien au-delà du TDAH et de l’utilisation abusive, même détournée à des fins de toxicomanie, du méthylphénidate. De nouveaux diagnostics sont apparus, dont la bipolarité (un trouble fourre-tout jusqu’alors utilisé uniquement pour l’adulte), le trouble oppositionnel avec provocation, TOP, qui conduisent à prescrire à des enfants un peu instables et turbulents, des médicaments psychotropes dont les effets secondaires sont redoutables, notamment les antidépresseurs, les antipsychotiques et les thymorégulateurs.
La France a la fâcheuse tendance à s’assujettir aux modes d’outre-Atlantique dans tous les domaines, y compris en médecine, et malheureusement en psychiatrie alors que la France et l’Europe ont été pionnières dans la qualité des diagnostics et des traitements pour les patients atteints de troubles psychiques. Cette tendance à copier les USA s’est accélérée et aggravée dans le cadre de l’expansion mondiale de l’industrie pharmaceutique et son impact sur les révisions successives du DSM[4] jusqu’à sa dernière mouture le DSM5 qui fait désormais office de bible en matière de psychiatrie pour le ministère de la Santé, la Haute Autorité de santé, HAS[5], les associations et de nombreux praticiens. Cette dérive atteint de plein fouet les pays d’Europe et la France n’est pas épargnée. Cela concerne tous les enfants en âge scolaire et ce depuis l’école maternelle. Les abus de diagnostic et de prescription connaissent une progression exponentielle. On le constate à travers les données statistiques, mais surtout par les témoignages de parents, d’enseignants et de médecins qui réagissent à cette vague de médicalisation des enfants en difficulté. Nous allons voir que l’utilisation abusive du diagnostic de trouble neurodéveloppemental et la forte incitation au recours à la MDPH font que plus de 3 % des enfants scolarisés sont étiquetés handicapés. Ils n’étaient que 1 % il y a quinze ans. Au rythme accéléré de ces dernières années, il est probable que, sans atteindre les chiffres alarmants des USA, nous approchions des 15 %. La mise en place accélérée par le gouvernement d’un dispositif d’intervention pour orienter les enfants en difficulté, supposés présenter des troubles neurodéveloppementaux ne peut qu’accroître cette dérive. En effet, les enfants ciblés sont dirigés sur une plateforme de coordination et d’orientation afin d’assurer un diagnostic, des mesures rééducatives et des traitements. On pourrait s’en réjouir en pensant que ces enfants vont bénéficier d’aides spécialisées, mais de quel ordre ? Et pour y avoir droit, ils doivent accepter une étiquette de handicap dont on sait les effets pervers qui ont tendance à se retourner contre l’enfant plutôt que de l’aider.
Qui n’a pas, enfant, connu de difficultés dans sa vie familiale, scolaire et sociale ? Les enfants doivent franchir des épreuves, parfois un parcours du combattant, pour réussir leur socialisation et leurs apprentissages scolaires. Si certains y parviennent aisément, d’autres rencontrent des obstacles. Ça coince un peu, beaucoup, en tout cas suffisamment pour que les parents soient interpellés plus ou moins aimablement et maladroitement. On leur fait comprendre que leur progéniture a un problème, qu’elle pose problème à la classe. Les termes techniques utilisés inquiètent l’enfant et ses parents. Certains mots résonnent longtemps à leurs oreilles : anormal… handicap… inadapté… rééducation… traitement.
À l’instant où sont prononcés ces mots, on passe d’un projet d’épanouissement de l’enfant à sa mise au ban. Objet malformé, il est jugé anormal car il ne correspond pas aux normes définies par l’Éducation nationale quant aux acquis scolaires et au comportement. Il n’est malheureusement pas abusif d’affirmer que l’école fabrique des enfants anormaux.
Qu’est-ce qui fait réellement problème ? L’enfant en difficulté dans la vie scolaire est-il anormal, est-il à sa place ? S’il s’adapte mal à sa classe, est-il pour autant inadapté, handicapé ? Ou bien est-il différent momentanément et évoluera à son rythme ; ou ce sera plus durable car il n’a pas les mêmes codes ni les mêmes aptitudes que les autres ?
Précision de taille, différent ne veut pas dire déficient, handicapé, et ne préjuge pas des richesses que recèle l’enfant en question. Mais ces aptitudes ne sont pas révélées ni exploitées dès lors qu’elles n’entrent pas dans les critères standardisés fixés par l’école, par ses normes d’acquisition, d’apprentissage et de comportement.
En quoi l’enfant qui pose problème est-il différent et donc gênant ? Il est singulier, n’entre pas dans les cases, son comportement est statistiquement décalé. Alors, on le juge inadapté et il vient grossir la colonie des anormaux. Dérouté, l’enfant réagit à sa façon sur le versant passif ou agressif lorsqu’il se trouve en difficulté face à des situations que les autres affrontent plus facilement. Malheureusement, cela ne fait qu’aggraver son cas. Une spirale infernale se met en place jusqu’à catégoriser son attitude en tant que trouble, et l’étiqueter handicapé… bref, il lui manquerait une case ! Or s’il ne parvient pas encore à accéder à certains apprentissages sociaux, relationnels, intellectuels, il y parviendra plus tard, et si ce n’est pas le cas, il dispose certainement d’autres compétences que l’école et les références sociales ne sont pas capables de valoriser à leur juste mesure.
De plus en plus de parents en désarroi consultent des spécialistes pour ce motif. De plus en plus d’enfants anxieux, passifs, rebelles, déstabilisés, insécurisés, subissent des évaluations, des bilans, des prescriptions médicamenteuses, des rééducations, qu’ils le veuillent ou non. De plus en plus d’enseignants n’en peuvent plus d’avoir à se plier aux protocoles standardisés et aux contrôles renforcés de l’Éducation nationale, d’avoir à subir l’inclusion d’enfants en grande difficulté dans leur classe, ce qui leur est imposé sans accorder de réduction d’effectif, ni de moyens matériels et pédagogiques supplémentaires, ni de formation spécialisée pour proposer un enseignement adapté.
Par quel dédale l’enfant et ses parents vont-ils devoir passer pour se conformer à la norme de ce que doit être un enfant adapté et de ce qu’on exige de lui ? L’école affirme que cet enfant différent dérange le bon fonctionnement de la classe, donc qu’il présente un trouble, un déficit qui impose d’explorer ses capacités d’apprentissage et d’attention. La machine infernale s’enclenche sans que l’enfant ait son mot à dire ni que les parents déroutés osent la stopper alors qu’ils en ont le droit, disposant de l’autorité parentale. Ils n’ont pas à être sous tutelle de l’Éducation nationale. L’enseignement est obligatoire, les parents doivent le respecter, mais l’école doit aussi respecter la singularité de l’enfant.
Depuis quelques années, un effort politique a été entrepris en faveur des personnes handicapées. Il permet d’aider une petite fraction d’enfants en âge scolaire qui présentent des pathologies importantes (autisme sévère, infirmité motrice cérébrale…). Il n’est pas question de critiquer les progrès permis par la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté de ces enfants handicapées[6] : la simplification relative des démarches de reconnaissance du handicap grâce à la maison départementale des personnes handicapées, MDPH, la prestation compensatoire des conséquences du handicap, l’accessibilité des lieux qui accueillent du public, le droit pour les enfants handicapés à une scolarisation en milieu ordinaire avec un projet personnalisé de scolarisation. La justice sociale de cette loi ne fait pas de doute. Il n’est pas question de la mettre en cause, mais d’analyser en quoi son application peut être source de dérives si on l’applique pour des difficultés qui ne relèvent pas de son champ ; source de désillusions quand le compte n’y est pas avec un manque de moyens mis à disposition des enfants, des parents, des enseignants. Ce manque devient criant car le champ du handicap s’élargit au point d’absorber des enfants présentant des difficultés personnelles, familiales et scolaires qui ne relèvent pas d’une pathologie. Ce champ est si élargi et les catégories de troubles tellement simplifiées qu’on y fait entrer un nombre exponentiellement croissant d’enfants. Quatre fois plus d’enfants dits handicapés sont inclus dans l’école. Or, on constate dans le même temps une augmentation des enfants placés en institut spécialisé. Cela signifie que l’inclusion n’est que la résultante d’une fabrique du handicap à partir de ce que l’école juge anormal. Il ne s’agit pas d’exclure ces enfants, mais à condition qu’ils soient traités.
Au-delà de ce scandale qu’il dénonce, ce livre est aussi un outil pour se repérer par rapport à la diversité des différences que présentent les enfants, pour être capable de les identifier, de les comprendre sans les nier ni les dramatiser. Cet outil doit permettre aux parents de ne pas se laisser impressionner par un système scolaire rigide, de lutter contre toute stigmatisation de leur enfant, de ne pas se laisser embarquer aveuglément dans une procédure de handicap, de prescription médicamenteuse et de rééducations multiples.
Cet outil doit aider les parents et les enseignants à trouver une voie qui conviendra au mieux à l’enfant afin de faire de sa différence une force et une qualité valorisée. Cela ne veut pas dire un refus d’une aide spécialisée, mais sans en attendre la solution miracle. Cette aide n’est qu’un élément parmi d’autres pour accompagner un enfant différent, mais elle ne peut en aucun cas remplacer ce qui sera propice à explorer et à exploiter le potentiel de l’enfant sans vouloir le faire rentrer à tout prix dans les cases standards de la norme.
[1] Cité par Rachid Zerrouki, Les incasables, Robert Laffont, 2020, attribué à Rabelais, Plutarque…
[2] Rachid Zerrouki, op. cit., à propos de ses élèves de SEGPA, p.246.
[3] Pour tous les acronymes, voir le glossaire en fin de livre.
[4] DSM5, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, 5e édition qui accentue encore la transformation de comportements variables en troubles dont il faudrait faire le diagnostic pour les traiter.
[5] HAS, etc. Pour en savoir plus, tous les acronymes sont répertoriés dans le glossaire à la fin du livre.
[6] Loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.
La fabrique des enfants anormaux
https://www.maxmilo.com/produit/la-fabrique-des-enfants-anormaux/" La maîtresse dit que mon fils n'est pas normal, qu'il a un handicap. "" Votre enfant est h...