Quand Henry Maldiney évoque Cézanne, il tente de cerner ce moment de la création, face à la Montagne Sainte-Victoire. Avec une insistance obsédante, le peintre se campe devant cet espace qu’il tente de saisir sur sa toile, dans un au-delà de la perception. Chaque jour, chaque heure, il scrute cette montagne, se libérant de la forme pour la rendre vivante… à ses yeux… à nos yeux. Il réussit cet acte magique de nous transmettre un indicible, grâce à la précision de son écriture picturale.
« Quand l’œil vient à plonger dans un abîme, on a le vertige… ce qui vient de l’œil autant que de l’abîme. De même l’angoisse est le vertige de la liberté ; la liberté plongeant alors dans son propre possible saisit à cet instant la finitude et s’y accroche. Dans ce vertige la liberté s’affaisse. La psychologie ne va que jusque-là et refuse d’expliquer outre. Au même instant tout est changé ; et quand la liberté se relève, elle se voit coupable. » S. Kierkegaard.
Quand la création réussit le tour de force d’une autre écriture du monde, le savoir psychanalytique ne peut circonscrire cet événement. Tout au plus il accompagne le créateur dans le lien qu’il tente entre son imaginaire et le monde visible. Comme dit Paul Klee : rendre le visible au lieu de rendre visible.
A l’opposé de cette alchimie géniale que nous offrent les artistes ayant réussi ce tour de force, Pierre Fédida évoque la paralysie glaciaire de certains états et moments dépressifs : « Lorsque les humains sont déprimés, ils peuvent se faire aussi glaciaires et immobiles que les tombeaux eux-mêmes. Mais, devenus le mort qu’ils emprisonnent ou devenus la mort qui enferme et oublie le mort, ils refusent le rêve de leur pensée aux mouvements des morts. »
Cet anéantissement que nous rencontrons quotidiennement avec des patients dépressifs, pas seulement des mélancoliques, donne l’illusion d’un vide abyssal et d’une pensée désertifiée. Tel est cet espace vide que H.P. Lovecraft nous fait découvrir dans «Démons et merveilles » masquant un monde ténébreux et grouillant d’espèces menaçantes.
Comme le montre dans l’après-coup le traitement psychique de ces états glaciaires, il s’agit plutôt d’un trop plein pulsionnel ne trouvant pas d’issue fantasmatique, ce qui oblige le Moi à parer tant bien que mal au danger explosif ou implosif. Et l’implosion est, plus souvent que nous ne le voudrions, l’ultime acte créateur du dépressif qui se suicide.
P. Fédida insiste, dans la suite de D.W. Winnicott, sur cette capacité dépressive, en tant qu’elle est cette constitution de l’expérience de la perte rendant possible la fantasmatisation, y compris de l’insoutenable de la mort et de la haine. C’est la présence dans l’absence, ce sont les cauchemars qui peuplent nos nuits, c'est la violence et l’obscénité de nos extrusions imaginaires … que certains artistes savent rendre si vraies, donc si poignantes. La capacité dépressive est potentiellement génératrice de créativité, et ce dés le jeu d’enfant : jeu freudien de la bobine, on joue à la maîtresse, le petit théâtre destiné aux parents…
La capacité dépressive est garante de la bonne santé psychique, même si elle nous amène à traverser un monde angoissant et des moments d’une tristesse que nous disons infinie. Mais on peut réussir à le dire, à la différence du déprimé « glaciaire » anéanti pour cause de pulsions immobilisées.
La créativité est donc une posture qui rend la vie possible. Elle écume l’imaginaire, nous laissant découvrir parfois une simple petite bulle, insaisissable … Et parfois un torrent … de mots, d’insultes, de notes, de couleurs et de formes. A chacun selon ses moments de trouver une issue à cette fantasmatisation non dicible à priori, et qui pourtant trouve à s’exprimer même si l’auteur n’y comprend goutte. La création détruit l’objet pour mieux le construire en le faisant sien. Il pourra alors s’absenter sans nous détruire.
Ces considérations débouchent sur une question concrète concernant le soin aux déprimés ; à savoir comment réintroduire cette créativité et cette capacité dépressive, seule prévention valable face à la chronicité, au risque suicidaire et à la récidive.
Une psychothérapie bien menée permet de réintroduire cette capacité, par son effet cathartique mais surtout par son action de construire le fantasme dans un imaginaire qui peut se dire même s’il passe par les rets de l’interprétation. Ce qui peut permettre de comprendre pourquoi certains de nos dépressifs sont pris dans cette boucle sinistre d’une pensée figée sur le vide dépressif en se barrant l’accès à une construction imaginaire, alors que d’autres vont produire dans la souffrance une œuvre, parfois dérisoire, parfois géniale. Dali y répond à sa façon dans « le journal d’un génie », en explorant le lien entre sa souffrance corporelle et psychique, et le dénouement que lui procure sa création, y compris dans la douleur. S’éclairant du Réel lacanien, enrichi de ce qu'écrit Maurice Blanchot concernant la nuit de l’Être, nous pourrions mieux cerner cette radicale différence.
M. Blanchot, l’Espace littéraire, NRF Idées
S. Dali, Journal d’un génie, Galli:mard, L’Imaginaire
P. Fedida, Des bienfaits de la dépression, Odile Jacob
S. Freud, Le créateur littéraire et la fantaisie, Folio Essais
S. Freud, Deuil et mélancolie, Œuvres complètes, XIII, P.U.F.
H.P. Lovecraft, Démons et merveilles, 10/18
H. Maldiney, Art et existence, Ed. Klincksieck
D. Winnicott, Jeu et Réalité, Ed. Gallimard