Il pourrait sembler incongru de délimiter un champ spécifique, les femmes artistes, dans l’art contemporain… Femmes qui, d’ailleurs, insistent dans leur grande majorité à se situer comme artiste, un point, c’est tout. Elles sont femmes et ne le renient pas, mais elles refusent d’être catégorisées. Cette position est d’autant plus légitime que la femme a été et est encore trop souvent exclusivement cantonnée aux activités privées dites ménagères du foyer familial, qui ne bénéficient, malgré leur importance fondamentale, d’aucune considération sociale, car évidence du féminin. Seule la maternité engage au respect, la femme-mère se légitimant dans la procréation et la docile transmission d’une culture centrée sur le mâle et le phallus glorieux. La création artistique était, il y a peu, un domaine réservé aux hommes au même titre que la vie publique, politique et le débat d’idées. Les exceptions confirmaient la règle, et ce, jusqu’à la fin du 19ème siècle qui a vu apparaître de grandes figures féminines de l’art, de Camille Claudel à Suzanne Valadon, de Rosa Bonheur à Berthe Morisot pour ne parler que des arts plastiques. Cette heureuse évolution ne concernait et ne concerne encore que quelques nations et cultures laïques ouvrant timidement un espace public aux femmes.
peinture de Colette Deblé
C’est donc une réelle évolution qui permet de constater la place croissante des femmes dans tous les domaines de la vie publique et dans la création artistique. Il est vrai que, partant de si loin, la progression ne pouvait que se mesurer positivement. Les artistes sont de plus en plus nombreuses et certaines sont reconnues. Mais cette réalité appréciable n’est que l’arbre qui cache la forêt. Une analyse lucide des conditions socioprofessionnelles oblige à constater les disparités criantes quant à la place et au sort réservés aux femmes et ipso facto aux artistes femmes. Les faits et les chiffres ont tôt fait de débusquer la discrimination et la dépréciation sexistes sous le vernis des beaux discours et des actes ponctuels et louables de parité. Machisme et misogynie résistent, infiltrés dans le cœur de la langue et des comportements. Homme ou femme, chacun peut faire l’expérience au quotidien de ces réflexes sexistes bien qu’il soit de bon ton de s’en défendre. Tout cela est profondément inscrit dans les mentalités, le langage et la civilisation. Il faudra des générations de femmes et d’hommes déterminés à faire évoluer la culture et la langue pour qu’au plus profond de chacun, une transformation s’inscrive réellement. Y a-t-il cette volonté au fond de nous ?
L’histoire contemporaine des femmes, influencée par leurs mouvements de libération et d’expression politique et sociale, produit une audacieuse inventivité qui opère aussi sur la scène artistique. L’art est un terrain privilégié pour entendre l’inouï enfoui en soi, le prendre en compte, le modeler et faire entendre, au-delà du nécessaire militantisme et des conquêtes politiques, une révolution à l’œuvre au plus profond de la culture.
Aux femmes, il a été dit et se dit encore : soyez muse ou modèle ; ne touchez pas à votre belle image forgée à force de sujétion ; surtout ne venez pas jouer les trouble-fêtes ; si vous voulez être présentes sur la scène artistique, soyez assistante, arpette dans l’ombre du maître, de l’artiste ; exercez-vous sur un coin de table de cuisine ou dans l’arrière-cour ; vous pouvez aussi être agent, secrétaire ou, à la limite, gentille galeriste !
Les artistes contemporaines sont en train de démontrer, par la richesse qualitative et quantitative de leurs productions artistiques, intellectuelles et politiques, que le monde peut changer à condition de le façonner sans relâche et sans concession.
Thierry Delcourt