Comment regarder : pourquoi faudrait-il se poser une telle question ?
Après tout, un simple coup d’œil faisant confiance à l’intuition pourrait suffire ! Certainement, cette approche reste une valeur sure liée au plaisir et à la fonction distractive de l’art. Toutefois, se limiter à ce premier regard risquerait de priver le spectateur d’un autre plaisir, certes plus élaboré mais aussi plus riche dans son apport culturel.
La première modalité du regard correspond à une vérification contraignante : la chaise est une chaise et qu’elle soit de cuisine ou de Van Gogh, sa représentation est univoque. Sa fonction est le plus souvent pratique et utilitaire. Il s’agit d’une perception codée et figée dans sa correspondance entre une chose, un mot et un sens. C’est le réel sans faille ni rêve qui ne permet aucune sensibilité artistique.
Plus classique et, disons, utilitaire autant que culturel, il est possible de distinguer une vision engagée et contrainte par la préfiguration. Cette vision se plie aux icônes, aux symboles qui font référence à un monde transmis par l’œuvre ou puisé dans l’œuvre par celui qui ne peut y voir qu’une confirmation du monde qui l’habite. Le regard est contraint à une fonction d’invocation et de réaffirmation de la sujétion aux codes culturels rigides et orthodoxes. Cette vision préfigurée s’inscrit étroitement dans le corpus culturel ; elle anticipe la perception en imposant la contrainte du signe, celui d’une image-icône, d’une mélodie-refrain qui correspondent et renvoient à un symbole. Le symbole représente la contraction d’un mythe faisant fonction de vérité. Bien connu et largement utilisé dans sa dimension religieuse, le symbole iconique concerne tous les domaines de la vie en tant qu’il économise la pensée par un effet de massification et de certitude. Les humains en ont besoin, paraît-il… à moins que cet opium ne facilite la marche du monde en rendant plus efficace la contrainte du pouvoir quel qu’il soit.
Un peu plus loin encore et nous arrivons à une vision qui ne s’attarde à l’objet d’art que comme une pure forme. Voir se voudrait être là une vision brute, objective et formelle, exonérée du langage sensible et de la pensée subjective pour inventer un langage esthétique et sa pure pensée s’inscrivant dans le corpus des formes. La forme est, dans ce cas, traitée par un regard prétendu objectif, non sensible, anhistorique sauf concernant le champ esthétique qui constitue sa référence. Cette vision brute, utopie d’artistes et de critiques théoriciens, permet de considérer un art en train de se découvrir dans l’insistance de sa recherche formaliste.
Plus proche de l’amateur sensible à l’art, il existe une vision que l’on pourrait nommer associative, vision qui ne recule pas devant l’œuvre en acceptant le risque de s’y plonger et de laisser son être associer autour des sensations que provoque l’œuvre. Face à elle, l’immersion et la confrontation engagent la perception sur le mode « comment ça nous regarde » entre être vu, concerné par l’objet et le voir. L’objet créé convoque et provoque chez l’amateur un flux de représentations sensibles dans le travail intime et singulier de perception neuropsychique. Par cette vision associative, l’œuvre parle, évoque et invite à une expérience subjective de la forme, de la sensorialité immédiate empreinte de réminiscences et d’affects sensibles. Comme le rêve, cette vision génère des impressions, des émotions, des sentiments, des pensées intuitives et sensibles.
Enfin, et c’est un aboutissement pour l’amateur d’art, il existe une vision pensante mais qui suppose un apprentissage formel, historique, conceptuel du regard, sans pour autant renoncer à la résonance intuitive et à la vision associative. Ce regard liant l’ouverture sensible à la pensée permet un dialogue véritablement productif avec l’œuvre par l’acte de perception sentie et pensée. Il s’agit de se laisser voir en pensant l’œuvre dans sa forme et son inscription esthétique, culturelle et politique. L’apprentissage du voir suppose un guide et une pensée à l’œuvre éventuellement reliée au propos de l’artiste et à l’histoire esthétique mais qui ne doit pas compromettre l’appropriation sensible et associative. C’est le véritable acte du regard qui permet de se laisser voir en pensant sans préfiguration, sur l’instant et dans l’après-coup avec un aller-retour permanent entre ressenti, association et pensée.
Il est, bien sûr, tout à fait possible de transposer ces modalités à l’écoute musicale, au toucher ou au senti des amateurs d’art dans sa diversité. Dans ce contexte, il n’y a plus d’art mineur car chaque œuvre peut ouvrir un monde. Thierry Delcourt ©