Toi homme sage, moi homme passage : ainsi aurait pu l’exprimer Raymond Devos, passeur de langue, lui qui affrontait hier encore le giratoire infernal des mots à sens unique.
Se jouer des frontières en jonglant avec les mots, audacieuses pirouettes aux résonances polysémiques qui distraient le garde-frontière inflexible, nous voilà tous à tenter là de lutter contre la massive totalité d’où qu’elle vienne, de Moscou, de Washington, de la Mecque ou des mecs, les vrais, ceux qui n’ont pas de porte de derrière, ceux pour qui un mot est un mot et dont le front, si besoin national, défendra l’espèce bornée.
Passages, pluriels
Le passage est action vers ou à travers. Il est franchissement comme épreuve ou accès. Il trace un espace pour une traversée, un changement. Il est donc aussi affaire de corps, de métamorphose, parfois même il devient mauvaise passe à franchir en force ou en souplesse.
Certains y restent, dans le passage. Ils obstruent et parfois contrôlent les flux. Ils attendent un signe pour exister ou bien ils ont un message prioritaire à transmettre. Ils sont parfois hors d’attente, déposés là comme entrave inerte, devenus corps mort ou lettre morte.
Le passage marque la temporalité : borne dans le déroulement du temps, scansion du poème ou de la séance. Le temps se conjugue à l’être.
Le passage est aussi topographique. C’est un lieu qui, par son étroitesse, densifie le flux : isthme ou passerelle, venelle réputée coupe-gorge au péril de l’étranger qui va d’un pas naïf. Le tranchant fixe définitivement l’ultime frontière.
Le passage à l’acte, on le pressent mais il est déjà trop tard, le mal est fait, trop vite fait. Il aurait du y penser avant, mais c’est trop vite dit !
L’acte de passage, on l’espère. Délivrez-nous du doute ! Donnez-nous ce visa, diplôme ou passe.
Être mortel, ce n’est rien qu’un passage. Un instant, rien qu’un instant, je ne fais que passer.
C’est une frontière qui, un jour, pour chacun de nous, s’ouvre entre le précaire et l’éternité.
Frontières :
Majuscule et plurielle, que de majesté et de grâce pour honorer ces bornes lisses. Les frontières tentent des démarcations propres, limites des peuples affranchis ou barrière arbitraire, affronts des hauts murs qui parfois séparent les êtres chers, interdits vertueux traçant leurs balafres en travers du corps en y révélant la tentative de franchissement, de transgression au péril de la coupure : entaille du barbelé, scarification du rasoir.
Fascinante est la frontière séculaire d’une langue de terre qui s’offre comme passage étroit grignoté par l’érosion d’une mer envahissante, tel le Bosphore et son tumultueux brassage transculturel.
A l’opposé sont les frontières étanches : barrages gardés, renforcés d’épis et de chicanes empêchant les flux.
Les hommes excellent dans la fabrique des frontières, privant les familles et les communautés d’une étreinte nécessaire, les privant même d’un parloir ou d’un regard.
La mer est frontière, allant jusqu’à cerner une île : isola, W de Perec, bagne insulaire.
La mer dispose des égarés, nomades flottants ou étrangers en exil errant sur leurs canots de survie, parfois entassés dans un boat people voué au refoulement dans son espérance d’une terre d’accueil.
Et puis cette frontière entre la vie et la mort qui ne se fait jamais oublier. L’élu dispose au mieux d’une escorte pour son passage : cortège, rites, oushebtis. La tradition veille sur cette implacable frontière, préservant sa marque sacrée.
La frontière, c’est aussi le réel surgissant là où ça bascule : au-delà de cette limite, votre identité n’est plus valable, vous êtes perdu dans le hors-monde, vos mots n’ont plus cours.
La frontière n’est pas entre-deux, elle n’est pas espace, elle tranche et délimite deux zones, et c’est l’une ou l’autre, il faut choisir, si choisir se peut, ou bien c’est à la contrainte d’un tiers : Corée nord ou sud, folie normale ou pathologique !
Homme libre ou assigné à résidence, comment discerner au-delà du mirage alors que chaque camp, chaque état tisse les contraintes où se déploient la liberté et son illusion.
La révolution d’un bord sera réaction de l’autre. Rouge ou noir, ça devient gris malgré tout.
Un homme libre voit son ombre et son reflet, subjectivité précieuse. Il repère ses limites en acceptant de se duper. Il sait que sa condition lui impose d’indéfectibles frontières.
La frontière conforte l’illusion d’une unité, d’une totalité, d’une appartenance masquant la division de l’être en opérant parfois une pernicieuse division entre les êtres. Elle est frontière en soi camouflée sous la mauvaise foi sartrienne ou intouchable division de l’être freudien.
Le secret verrouille et fait se taire. La mauvaise foi est le luxe le mieux partagé.
Les frontières entre les hommes confinent à l’obsession, témoins ces cyniques murs de la honte ou ces ghettos. Il s’en construit encore et plus, du Moyen-Orient aux Amériques. Ces méchantes frontières figent une identité communautaire pétrifiant les sujets. Elles fabriquent les ‘bons a ryen’ et les saints, enracinant plus encore l’illusion groupale d’un peuple élu dont il faudrait préserver l’essence unique.
Ces frontières se légitiment de la caution des croyances en une origine mythique, de la certitude d’une vérité révélée. Elles encerclent un délire solidaire, figeant le temps et les êtres à force de terreur. Ces frontières empêchent de penser et d’entendre, de nous penser, de nous entendre, de bien nous entendre et d’entendre l’autre en soi.
Majuscules
La majuscule est au service de l’élite, traçant une frontière sournoise. Les hauts murs de ses barres dressées en imposent à défaut d’enrichir la connaissance.
C’est le H de humanisme et homme, méprisant flore et faune y compris les ‘sauvages’ et ‘primitifs’ déboutés de la controverse d’un possible droit à l’existence.
C’est le A de l’autre, religieusement empêtré dans une cause nommée freudienne par un double rapt, de l’être et de l’héritage.
La majuscule, magnifique, est une dérisoire échelle de Jacob : le héraut condescendrait à l’intercession, prétentieux messager.
"Je vous le dis", il n’y a pas plus de messager que d’élu !
La majuscule est un haut mur au service de l’obscur et des idéalismes empreints de surhumanité. Elle dresse une perfide frontière entre les hommes. Elle conforte une élite s’attachant au privilège de l’infime différence, prérogative au service d’un pouvoir discrétionnaire.
L’homme, en proie au doute, est malade des ismes et des majuscules auxquelles il tente de s’accrocher plutôt que d’accepter sa contingence et les contraintes partagées, y compris celle de la mort.
Osons une utopie : plus de frontière, apprendre à être n’importe qui, ce qui ne veut pas dire n’importe quoi, tenter de se libérer des croyances et des dogmes, fuir le repli communautaire débilitant et ce qu’il produit d’uniformisation, de transparence et de folie.
Osons nous exiler de ce qui fige le sujet dans l’illusion d’être nécessaire à dieu et au monde pour enfin accéder à une altérité. Cette altérité vise au respect de l’être et du monde, permet de trouver sa place, rien que sa place, mais la défendre becs et ongles contre toutes les tentatives d’emprise déshumanisante.
© Thierry Delcourt