Art et Amour, ces deux A résistent à l’insolente volonté de maîtrise par la pensée, allant jusqu’à la rendre vaine. Trublions acharnés, complices au lien insaisissable, ils nous emportent sans ménagement des sommets aux abysses, de l’extase au drame, du plaisir à la souffrance, de la passion, un peu, beaucoup, à la folie. Alors, est-ce une habile pirouette que de passer par la question de l’acte afin d’évoquer l’étroite et complexe relation qui les lie ? C’est plutôt, telle la poésie, la tentative d’ouvrir une piste, de ne pas se figer dans l’impasse de considérations définitives qui prétendent dire la vérité sur l’amour et l’art et qui dissèquent et mettent en équation l’amour désincarné et l’art conceptualisé. Penser à partir de l’acte dans sa dimension concrète et palpable, c’est aussi ne pas confondre l’enjeu existentiel majeur de l’art et de l’amour avec l’aura romantique qui les enveloppe. Les accents lyriques glorifiant leurs A idéalisés risquent de nous faire oublier la poésie triviale de l’acte, ses débordements de chair et ses productions de matière et de suc sans lesquels art et amour ne seraient qu’abstractions.
Penseurs et praticiens de la folie, philosophes et médecins de l’âme reconnaissent le tribut que leurs pensées et leurs discours doivent aux amoureux, à leurs étranges desseins, à leurs actes tortueux autant qu’aux artistes et à leurs œuvres qui condensent de l’être en objet. Ce pouvoir de révélation et de concrétion d’un indicible aussi proche qu’insaisissable engage au-delà des mots qui entourent l’amour et l’art. Il crée une ouverture sur un réel qui ne cesse d’échapper au discours, qui ne peut se dire et se circonscrire malgré tous les efforts d’une pensée habilement déployée mais contrainte par la langue avant que de l’être par la raison.
Passer à l’acte d’amour ou d’art, par amour, pour l’amour de soi, de l’autre, du monde, de l’art, par passion, parfois sans raison et souvent contre la raison, est un vrai risque que des femmes et des hommes acceptent ou, sans choix, doivent prendre dans l’impérieuse tyrannie d’une nécessité intérieure, dans une inconscience et parfois une redoutable inconséquence. Ces passages à l’acte sont déconsidérés, voire méprisés car, charnels et donc d’une bestialité grossière, ils fascinent et dérangent ceux qui n’ont pas ou plus l’audace de se risquer au bord de leurs orifices palpitants, qui se défendent d’une passion de la chair par l’intellectualisation obsessionnelle et ceux, religieux ou politiques, qui jouissent de la sale mission d’interdire aux fins de préserver leur pouvoir séculier. C’est en passant par le menu détail de l’acte, celui de l’artiste, en s’attardant à ce qu’elle ou il en dit, en recevant son objet créé, en l’inscrivant dans un processus et une histoire même parcellaire, en ouvrant à la polysémie du jeu poétique à l’œuvre dans sa création qu’il est possible d’établir les attendus singuliers entre amour et art. C’est à partir de là qu’une ébauche de compréhension peut émerger.
Pourtant, à voir ou à entendre certaines œuvres contemporaines, on peut légitimement s’interroger sur le lien qui persiste entre amour et art. Résolument et délibérément opposées à la douce harmonie d’une beauté apollinienne idéalisée en tant que référence classique, nombre de productions artistiques actuelles cultivent, au-delà même d’une débauche dionysiaque, la volonté de créer dans la dissonance et la laideur, le cynisme et le grincement, la violence et la destruction, l’abstraction glaciale et le minimalisme désenchanté jusqu’à en être affligeant.
L’art bouscule les limites, les outrepasse. Il viole les tabous, provoque tous azimuts et sans concession ; c’est devenu sa fonction, sa condition. Il nous force à regarder ce qu’il ne faut pas mais qu’on veut et qu’on ne veut surtout pas voir, à entendre ce qui n’est pas audible à en tuer l’oreille dans une écoute douloureuse. Est-ce pour autant que l’art s’éloigne de sa qualité d’humanité et de son attachement à nos affections, entre troubles et affects y compris d’amour ? Est-ce plutôt que l’humain, en crise par définition autant que par évolution, cherche et se cherche là, de cette façon, au creux de l’indicible jusqu’à la passion de sa perte ?
L’art actuel nous éloigne jusqu’au cynisme d’une représentation usuelle de l’art, de l’amour, de l’existence et du monde. En cela et pour cela, il s’est fait moins séduisant, moins acceptable bien que cultivant parfois avec complaisance le spectaculaire de la performance et l’artificialité narcissique. Quand il gagne en vérité, il perd en plaisir immédiat, mais l’aveugle et doux plaisir de la belle forme avait aussi son prix, celui d’une aliénation à l’icône, à la représentation convenue et préfigurée. Déconstruire et montrer sans concession ni retenue se paie au prix fort, celui d’un malaise allant jusqu’à cette répulsion qui pourrait faire regretter la belle forme classique, ce que certains artistes ont compris, tels Gérard Garouste ou Louise Bourgeois qui tentent et réussissent une habile cohabitation de l’amour, de la raison, de la beauté, du désastre et du désêtre.
Processus et condition de l’acte
Avancer dans la compréhension suppose de ne pas s’égarer dans une position critique, qu’elle se veuille technique et esthétique ou immédiate et nostalgique. Ce ne sont donc pas les objets créés qui vont nous intéresser mais l’acte qui leur donne naissance, le processus de cet acte et les schèmes qui y agissent. Deux questions nous paraissent cruciales. Comment et d’où s’origine l’acte de création ? Que produit-il, semble-t-il de si précieux, pour l’artiste mais aussi pour le récepteur qui peut se trouver ou s’égarer en l’œuvre ?
Contrairement à l’apparence parfois jaculatoire d’une immédiateté pulsionnelle, l’acte artistique suppose en fait une élaboration complexe, pour une part inconsciente, qui prend en compte et agence dans son esquisse tout ce qui fait l’être, depuis ses inscriptions originaires jusqu’à ses perceptions actuelles. Dans Au risque de l’art(2) et Artiste féminin singulier(3), deux livres issus d’une recherche sur le processus de création, nous avons tenté une représentation de cette élaboration par un schéma dynamique qui en déroule les hypothèses méta et neuropsychique. Parmi les entrées perceptives, celles qui, intimes ou intrusives, sollicitent d’intenses émotions vont s’imprimer de manière indélébile au cœur de l’être sensible et guideront dès le premier instant, son rapport à l’autre et au monde : de la prévention à l’élan, de l’amour à la passion, de l’attirance à la répulsion. Résurgence fatale, fortuite autant que recherchée, la rencontre de ce qui fut inscription primordiale (un toucher unique, une odeur, un son, le grain d’une voix, une comptine, un certain rapport de couleurs ou de luminosité mais surtout une singulière et complexe association entre ces éléments) va générer une collision toute inconsciente, source d’étrangeté, d’envoûtement ou de douleur exquise ; ce qui ne cessera de guider l’exploration active et créative du monde, le désir, l’appel, la passion, l’émoustillement de l’organe et des sens. Psychisme et corps désirant s’y exprimeront impérieusement.
Passer l’épreuve d’une élaboration oblige les impressions sensorielles à s’inscrire dans le dispositif de construction des représentations inconscientes depuis l’agencement primordial jusqu’à la construction fantasmatique et langagière, appropriation qui ne peut avoir lieu pour certaines intrusions traumatiques douloureusement rejetées et risquant de faire retour sous une forme hallucinatoire. Le rêve et son impression brute persistant, fugace, au réveil, sans mot, sans image et sans contenu palpable mais aussi certaines créations impulsives de l’art brut et singulier donnent une idée de ce qui opère dans la matrice de l’être comme étape primordiale d’une empreinte précaire usant d’un syncrétisme travaillant les mots, les choses et les formes dans une relative indifférenciation. Franchissant cette épreuve d’agencement primordial puis la concaténation structurante d’inscription langagière dans la construction du lien étroit entre sensation, image et mot, une représentation élaborée prend corps qui, par définition, est d’une virtualité totale, virtualité qui préfigure notre perception-construction de la réalité.
Pour un artiste naîtra alors une esquisse inconsciente, un alliage complexe et singulier indicible et aussi insaisissable que l’anguille. L’esquisse en formation provoque la tension et l’agitation d’une recherche insatisfaite et ouvre à l’ébauche, étape enfin palpable, puis à l’inscription dans un projet et un objet artistique. Pour l’amoureux, c’est de la même façon, l’autre perçu en objet chargé de virtualité, rencontre insaisissable, réminiscence du toujours déjà là, qui agite, telle une esquisse apparue et révélée par la présence fascinante de l’autre, une esquisse faite de lambeaux des sensations primordiales autant que de la construction fantasmatique. C’est d’abord un autre virtuel, anticipé et magnifié, et qui fonctionne comme une esquisse. Le projet amoureux prend corps et âme comme l’ébauche de l’objet créé par l’artiste. Rien n’est moins sûr que l’autre, l’aimé(e), y corresponde. L’objet aimé, surtout quand il l’est passionnément, passe difficilement l’épreuve de la réalité, celle d’une commune altérité. Il en va de même pour l’objet artistique qui, souvent, chute aux yeux de l’artiste et devient rebut. C’est une quête de l’objet perdu qui, de sa perfection immatérielle, ne peut que rester introuvable ; c’est aussi le prétexte à poursuivre une recherche qui devient sa propre fin.
Issues de ces espaces créatifs d’agencement primordial et de construction imaginaire, esquisse ou fantasme, les productions neuropsychiques empruntent plusieurs voies possibles dont la voie imaginaire. Solidement ancré dans un code singulier mais avant tout partagé car enrichi de culture et de praxis artistiques, l’enchaînement créatif peut se déplier de l’esquisse à l’ébauche puis à l’objet créé, matériel, musical, poétique ou conceptuel. Ce processus dynamique reste en constante ouverture perceptive sur l’autre et sur le monde et donc, les représentations et les constructions créatives vivent un perpétuel remaniement. L’objet en voie de création, toujours virtuel même lorsqu’il devient concret et palpable, bénéficie de cette dynamique et évolue grâce à cette porosité aux perceptions actuelles et à l’impact permanent des traces mnésiques, y compris les plus archaïques. L’émergence de l’objet, quel qu’il soit, oblige à un encodage de l’esquisse qui prend forme réelle et accomplie dans et grâce à sa virtualité. Construction et conception permettent à l’artiste de vivre la gestation de son œuvre, sa gestation dans l’œuvre, depuis une chimère jusqu’à la magie d’un devenir réel, produit des complexes remaniements depuis l’esquisse initiale.
Approcher, ressentir, comprendre une œuvre est aussi une création qui peut ouvrir en soi un monde, à l’instar de celui qu’il l’a produite pour l’artiste. Cela suppose déjà de lâcher prise, de se laisser ressentir, de ne pas craindre d’y associer ses évocations intimes même si elles paraissent incongrues, d’abandonner la maîtrise du sens et des sens et de l’identification afin de laisser venir la forme dans son équivocité et sa polymorphie. N’est-ce pas une même disposition que requiert l’amour, celle qui permet de s’ouvrir à la matrice neuropsychique tant pour l’artiste que pour le récepteur de l’objet créé ou/et aimé ? C’est là que va avoir lieu le dialogue avec l’œuvre, soit la perception pensante à partir de la saveur d’un plat, de l’alliage inouï des sons d’une composition, d’une forme plastique, de la résonance poétique des mots. C’est ce qui fait existence de l’œuvre, de sa qualité dans le rythme, l’espace et la respiration qu’elle induit dès qu’elle est livrée au monde par l’artiste.
Voir, entendre, goûter, comprendre une œuvre, cela nécessite la réception associative et pensante qui passe aussi par un apprentissage tout en préservant la résonance sensible qui laisse s’exprimer le ressenti, qui dit comment ça nous regarde, comment ça nous parle dans le rapport intime à soi, à l’œuvre et au monde. C’est l’expérience subjective unique de la forme, du son, d’une sensorialité associée à l’émotion perceptive et à sa résonance conceptuelle. Il s’agit là du véritable acte de réception d’une œuvre prenant sa source dans le regard, l’écoute, le toucher et le senti tout en s’accompagnant d’une pensée élaborée et référée. C’est l’acte qui permet de se laisser voir et écouter en se dégageant des préfigurations, qui permet de recevoir par les sens et la pensée en éveil. Et donc, recevoir une œuvre est aussi un acte de création.
Art, amour et désastre
Aloïse, un destin infernal
Née en 1886, Aloïse fut internée de 1918 jusqu’à la fin de sa vie en 1964. Elle est une figure de proue de l’art brut. Fait notoire, elle fut envahie par une passion amoureuse pour l’empereur Guillaume II alors qu’elle était gouvernante de son chapelain. Après son retour en Suisse lors de la déclaration de guerre de 1914, elle connait en 1917 une période agitée dérangeant l’ordre public. Internée pour démence précoce, Aloïse s’est repliée dans un mutisme apathique de type catatonique, ne produisant alors que quelques lettres délirantes. Après deux années, elle est progressivement sortie de cette paralysie psychique en réalisant écrits et dessins au crayon de couleur. Cette production est vite devenue prolifique et grâce à l’attention de quelques soignants (8) a pu être en partie sauvée de l’oubli et de la destruction. Ses écrits cosmogoniques, ses lettres et dessins débordent d’une passion érotique, mystique, amoureuse et délirante pour le prince et sa trinité, passion qui prend origine antérieurement à ce qui a trop vite nommé délire érotomaniaque sans tenir compte de son histoire, du contexte sociopolitique et de la richesse des attendus originaires de sa folie.
Sa créativité lui a permis d’exprimer et de transmettre ce qui la hantait et dont nous ne savons que la perte précoce de sa mère, la rencontre amoureuse, jeune femme, avec un prêtre défroqué, la passion pour l’empereur. Sans prétendre avoir un réel accès à son délire et à ses hallucinations cosmo-sensuelles qui généraient un comportement violent et érotique peu compatible avec la vie sociale de l’époque, mais sachant l’enracinement précoce et profond de la folie d’Aloïse, on peut tout de même constater que la riche production de figures et d’écrits, cathartiques avant d’être artistiques, a réussi à apaiser sa souffrance, à exprimer sa passion, même délirante, qu’importe, à restaurer un relatif équilibre psychique et à lui rendre sa vie supportable. Ses écrits aussi fous que poétiques, ses dessins envoûtants ouvrant sur un monde magique et profondément sensuel, ont permis à un imaginaire collapsé et dévasté au moment de l’internement de se restaurer et même de devenir prolifique, poétique et thérapeutique, soit un imaginaire dans sa fonction résolutive. Aloïse a pu aimer passionnément et faire entendre son appel à travers sa cosmogonie et son expression sensible. Cela lui a permis d’approcher tant dans le dessin que par les mots, un amour primordial aux racines énigmatiques.
Aurélie Nemours, une ascèse énamourée
L’ascèse silencieuse de son abstraction géométrique sans concession amena l’artiste Aurélie Nemours jusqu’à l’extrême d’une logique désincarnée faite de lignes et de points, de leur intersection, visant ce qu’elle voulait comme une essentielle composition du monde. Sa vie s’est identifiée à cette passion en quête d’une pureté de l’espace et du rythme du monde par la trace unique, démarcation faisant vibrer son être sans en éveiller l’émotion douloureuse. Sa passion était-elle enfermement ou projet en avant de soi rendant la vie possible par l’amour du point et de la ligne, jamais décevants ? Si Aurélie Nemours était tout entière, y compris sa chair, dans son projet minimaliste, c’est en partie lié au désastre qu’elle a connu, de la mort précoce de son père puis aussitôt la dépression profonde de sa mère et le placement d’Aurélie Nemours chez les sœurs de l’Ordre Sainte Clotilde dans le silence sévère et la privation d’une éducation désincarnée. La déréliction, l’arrachement à la mère, une affaire de chair, de corps abandonné, induisent alors un marasme qui vide l’être de sa substance affective jusqu’à le faire renoncer à appeler. L’univers d’Aurélie Nemours s’est désaffecté tout en s’adossant dans une contraction des possibles à ce qu’elle nommait les structures du silence. C’est là qu’elle trouve et anime une présence vibratoire minimale et abstraite de la chair aimée. Lutter contre la souffrance et la déréliction mélancolique oblige à encrypter le drame de l’abandon affectif et charnel. Son recours fut, semble-t-il, de tendre en soi et d’exprimer la ligne héroïque et dure de l’esquisse créative, déniant au moi l’appel tragique, émotif et l’expression sensible excepté celle, transfigurée par la vibration minimale, mais sans motif d’émotion car passant par une néantisation de l’apparence et a fortiori d’une figure saisissable de désir. Et pourtant, l’espace, le rythme et la forme tendus vers leur pureté minimale ouvrent secrètement à une composition passionnée qui, d’un seul trait, réunit et sépare, ouvre et ferme, fait naître la forme dont on sait qu’elle est originairement anticipée par la caresse, la voix et le regard de la mère.
L’art, appel et recours périlleux
Gérard Garouste, peintre intranquille (4), travaille les mythes et les symboles. Il les traite dans le questionnement d’une écriture picturale où jeu, rébus et distorsion invitent à l’énigme du monde autant qu’à la sienne. La maîtrise de son acte contraste avec les agissements fous et incontrôlés qui l’assaillent dans les phases maniaques, pathologie qui a nécessité de nombreux internements. L’irruption perceptive folle d’une organisation cosmique, d’un monde délirant, l’amène à ce péril dont l’art et son acte ne le protègent plus. D’autres artistes ont même connu une aggravation au cœur, si ce n’est à cause de l’acte, engloutis dans une création épuisante et dévastatrice : le compositeur Robert Schumann, le danseur et chorégraphe Vaslav Nijinski, le jazzman Thelonious Monk et bien d’autres, connus ou inconnus. L’appel sans mots, avec ou sans adresse, informe qui prend forme dans l’art, le recours d’un acte artistique comme issue de secours face au trouble intérieur trouvent un temps un dénouement, même agité. L’artiste peut alors exprimer, donner forme et sens, acte en soi apaisant, par la création d’un objet artistique mais cette voie ne peut plus suffire quand la poche noire, comme écrivait Antonin Artaud (1), déborde et charrie un flux de raclures de l’âme, sensations du bord de l’être, jamais vraiment élaborées même dans une étape d’agencement primordial. Il en reste, mal contenu, ce magma informe et destructeur dont le jaillissement volcanique peut faire se jeter du haut de sa tour, tel Nicolas de Staël. Il n’y a jamais vraiment extinction pour ces scories traumatiques dont le sujet n’a pu lier l’empreinte primordiale. Ces phases implosives terrassant la création peuvent ouvrir à des représentations nouvelles, aménageant et élaborant le monstrueux. Lorsque l’artiste parvient à les inscrire ensuite dans son acte créateur et dans ses productions, il advient une transcription plastique résolutive de l’évènement premier et de l’explosion délirante. Gérard Garouste peut alors dire l’état amoureux de l’inconscient qui mène à tout faire pour mettre cet inconscient en scène, bouleversant le lien entre matière, objet et sujet dans une audace métamorphique qui confirme son propos : toute la folie peut être contenue dans un tableau.
Niki de Saint Phalle, du soin à l’art
C’est aussi ce recours d’un acte de création qu’avait trouvé Niki de Saint Phalle lors d’une dépression profonde. C’était son défi, une voie d’expression et de catharsis face à la remémoration insupportable du viol par son père lorsqu’elle avait onze ans. Ce traumatisme ne résume pas son parcours créateur mais est sans nul doute la source ayant alimenté son besoin irrépressible de créer. Niki de Saint Phalle en a exprimé l’impact dramatique : dans un livre, Mon secret(7), dans ses propos acerbes sur les hommes et la violence tragicomique de leur tyrannie mais aussi à travers certaines de ses réalisations artistiques dans lesquelles Niki de Saint Phalle s’approprie les armes masculines pour exprimer et dénoncer la violence à l’œuvre partout où l’on se tourne, y compris la sienne, contenue dans et par l’acte artistique, bouillonnement créatif fait de révolte et de vengeance.
Génial recours face à un destin qui pouvait lui être fatal dans une phase profondément dépressive : cette femme autodidacte va chercher la peinture qu’elle adapte et détourne pour y exprimer cette première phase de son parcours artistique, entre art brut et art thérapie. Rapidement, la catharsis fait place à un combat contre la barbarie et la domination violente des hommes, combat avant tout mené sur le terrain artistique. Niki de Saint Phalle, connue pour ses Nanas généreuses colorées et à l’érotisme vorace, ne s’est pas arrêtée là. Son acte est devenu acte d’amour et d’appel transfigurant la force, le désir et la chair des femmes.
Quand elle réalisa le fabuleux Jardin des tarots en Toscane, elle aménagea une alvéole où loger dans sa Carte de l’impératrice, une construction en forme de corps-sphinx féminin. Ici je vivais à l’intérieur d’une sculpture mère que j’avais créée, dit-elle. Niki de Saint Phalle vivait et travaillait dans le ventre et le sein qu’elle s’était destiné. Son acte de création était, dès le début, un processus d’appropriation et de (re)construction qui trouva, ultime résolution d’une préoccupation existentielle autant qu’artistique, une voie maternelle pour revenir à une élaboration primordiale, celle d’une identité de femme. Elle prend le risque d’en réinterroger l’origine pour se réconcilier avec la chair sensible devenue dévorante/dévorée dès lors qu’on en subit la douloureuse perte, ce qui fut son cas lors de la destruction par le père.
L’acte artistique est, nous le savions mais ces quelques vignettes le confirment, un allié thérapeutique même si sa finalité ne se limite jamais à cela et même si la mobilisation créatrice peut submerger, épuiser et parfois détruire celui qui s’y engouffre. Un lien étroit se tisse entre existence, création et amour dès l’origine, dès la constitution des schèmes primordiaux de l’être. L’art au service de la psychiatrie : là, ça devient une affaire délicate comme le montre nombre de tentatives d’art thérapie qui s’enlisent dans l’apprentissage, la rééducation ou l’interprétation sauvage. L’expérience d’Alain Gillis nous prouve que, bien menée dans une réflexion éthique et thérapeutique, l’offre de créer est une voie précieuse pour accéder à la capacité d’être. Ni action, ni interprétation, il s’agit simplement d’être-là dans la permanence d’une disponibilité. Deux livres, Bazar de génie (5) et Peinture d’origine (6) déploient cette expérience : un enfant peint, vient, revient pendant des mois et des années. Sa peinture évolue à mesure qu’il accède à la capacité d’exprimer et de communiquer avec la matière, le monde et les autres.
Il y faut de l’amour du métier et de l’autre ; il y faut de la créativité, ce que tout thérapeute se doit de rechercher en soi.
Bibliographie
1 Artaud A. Œuvres complètes, Paris, Gallimard Quarto, 2004, 1785 pages : 175-180
2 Delcourt Th. Au risque de l’Art, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2007, 287 pages
3 Delcourt Th. Artiste Féminin Singulier, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2009, 271 pages
3b Delcourt Th, Créer pour vivre, vivre pour créer, 2013,
4 Garouste G. L’intranquille, Paris, L’iconoclaste, 2009, 201 pages
5 Gillis A. Le bazar du génie, Paris, Adam Biro, 1994, 127 pages
6 Gillis A. Peinture d’origine, Paris, Adam Biro 2002, 91 pages
7 Niki de Saint Phalle, Mon secret, Paris, Différence, 1994, 40 pages
8 Porret-Forel J. Aloïse, L’art brut ; 1989 ; 7 : 23-97