Point d'orgue de la création prolifique de Gérard Garouste, l'énorme et passionnante rétrospective de son œuvre se tient actuellement au Centre Pompidou-Paris. Courez-y et découvrez un des chefs de file de l'art contemporain français qui n'a cessé, souvent à contre-courant - et le temps lui donne raison - d'explorer la forme et le concept en peinture et sculpture, en lien avec les grandes narrations de notre civilisation et ses textes fondateurs: torsions de la figure et de la lettre, énigmes en rébus, trompe-la-figure, poésie de la forme invitant à entrer dans ses contes mirifiques, tout nous y invite à rêver et à penser, à se représenter dans son univers en miroir proche, véronique, ou infini, voire abyssal.
Vous pouvez en savoir plus en lisant ce que j'ai écrit à son propos et à propos de la position qu'il occupe entre génie et folie dans 3 livres écrits à partir de nos rencontres dans son atelier entre 2004 et 2007.
Au risque de l'art, L'Âge d'homme, 2007
Créer pour vivre, vivre pour créer, idem, 2013
La folie de l'artiste, Créer au bord de l'abîme, Max Milo, 2018
EXTRAIT:
Gérard Garouste, évoquant le nombre d’or, les ‘proportions dorées en nous’, expose notre dépendance aux lois de la nature :
‘Issus de la terre, nous sommes impliqués dans la physique. Il y a des principes qui fonctionnent dans l’inconscient. On ne peut pas faire la part entre l’acquis par sensibilité et ce qui est donné. C’est une logique inconsciente : on a cinq doigts, on fait des étoiles à cinq branches, c’est la culture. Mais on ne sait pas où commence l’un et où finit l’autre.’
Sa théorie lui donne une assise logique comblant le fond du monde et questionnant l’être. Elle lui permet de puiser dans les mythes et les symboles, de les traiter dans le questionnement d’une écriture picturale où le jeu et la distorsion nous invitent à la frange du réel pour dire l’énigme du monde. La maîtrise de son acte dans sa complexité de conception et de réalisation contraste avec les surgissements incontrôlés qui ont pu l’assaillir dans des périodes délicates de sa vie et qu’il ne peut utiliser qu’une fois contenus et aptes à s’inscrire dans son dessein créateur. Gérard Garouste évoque, par exemple, ses ‘impressions visuelles étranges’ dans une période où il ne pouvait créer et qu’il a cherché à comprendre dans l’après-coup :
‘Dans mon atelier, tout était relié par des diagonales de fils. Tout était à sa place. Dehors, c’était la même chose, et même le ciel. C’était fantastique, la même organisation partout. Je voyais des directions qui reliaient tout. J’étais fasciné. C’était apaisant. Dans le ciel, toutes les constellations étaient totalement reliées par une trame géométrique. Il n’y avait aucune courbe.’
Ces perceptions transitoires dont il est seul à pouvoir analyser la mystérieuse inscription en son être, expriment dans une contraction syncrétique20 la question du réel indicible et la réponse qui s’impose ou se propose alors à lui. Dans ce moment étrange et unique, aucune production n’est alors possible, mais sa perception singulière est, en soi, création qu’il est seul à vivre, sans avoir encore de transcription possible, imaginable, dans son langage pictural.
Deux événements vont se succéder :
Celui de l’irruption perceptive d’une organisation du monde dont il approche dangereusement la frange et qui crée l’ébauche d’une représentation nouvelle, probablement en lien avec sa quête logique.
Celui qui ne manque pas d’advenir lorsqu’il inscrit dans son acte créateur et dans ses productions, une transcription plastique de l’évènement premier.
On pourrait constater que son style tout en courbe rythmique, marqué par l’accentuation des distorsions, s’y infléchit. D’enroulements en anamorphoses, il propose une évolution permanente de sa production picturale.
Gérard Garouste, dans sa création singulière, fait figure d’exilé. Sa recherche traverse les mythes et les textes fondateurs de notre civilisation. Il interroge le principe d’humanité en quête d’une logique qui démarquerait le fondement transculturel de l’acquis de l’individu :
‘ On ne sait pas où commence l’un et où finit l’autre. Mais le plus important est dans la culture de chacun. C’est merveilleux de puiser dans les mythes et les symboles toutes les choses qui font notre culture. Tout a des ramifications. Il faut aller dans le texte pour y découvrir l’homme, aller même à l’origine du mot.’
Gérard Garouste s’attarde au ‘texte’ en cherchant les passerelles et les intrications, là où un principe humain a l’opportunité de se révéler et de se transmettre. Son propos n’est pas de faire l’exégèse ou l’illustration de textes essentiels mais de les faire participer à la grande illusion créatrice et à sa propre histoire.
Son œuvre, dans la diversité déroutante de la forme et du motif, permet une transfiguration, une réinterprétation des mythes fondateurs, mais sans omettre de s’y inclure pour s’y découvrir. Ses tableaux peuvent se voir comme des hypothèses, des énigmes, des questions adressées et des interprétations interrogeant délibérément nos certitudes fondées sur la préfiguration26.
Il pénètre le mythe, le mot et y joue du corps comme écriture picturale, s’autorisant dislocations, distorsions et anamorphoses. Cette écriture picturale polysémique permet, grâce aux représentations énigmatiques, de mettre en jeu l’acte du regard dans une perception étrange générant émoi et réflexion. Il a besoin de provoquer cet acte sensoriel et intellectuel afin que le regardeur puisse partager avec lui la mise en question des fondements de la culture et de ce qu’exister peut signifier. Il ne s’agit donc pas d’une peinture mythologique à lire au premier degré. Le mythe y est utilisé en trompe-l’œil pour disloquer la perception et en déposer les éléments complexes tels que l’émotion, la pensée, le miroir de l’œuvre, la chose réelle que le langage ne peut tout à fait contenir. Il doit pour cela en marquer les effets d’illusion.
Il n’est donc pas besoin de venir des Balkans, de Russie ou de Chine pour exacerber ce rapport à l’origine et transfigurer sa condition par le biais de la création, pour parvenir à l’essence de l’être et de la chose.
Gérard Garouste fut placé dès sa petite enfance chez un oncle original, bizarre et créateur invétéré. A la campagne, loin de ses parents, dans un climat d’étrangeté, il a découvert un être ‘dissocié de la réalité’ qui créait un environnement insolite :
‘Il était si inquiet du monde qu’il s’imposait de le recréer totalement.’ Quelle place cet oncle tenait dans la famille ? De quelle histoire il était porteur ? Mais surtout, pourquoi Gérard Garouste était arrivé là, outre les bonnes raisons alléguées ? Et donc, quelle marque était inscrite à sa naissance, redondante de celle de l’oncle, dont son histoire chaotique porte la trace ?
Ce propos sur l’oncle ‘artiste brut’ apparaît en filigrane dans le parcours créateur de Gérard Garouste, lui, si inquiet du monde qu’il s’impose de le recréer totalement.
Gérard Garouste aime à parler de cet oncle, de la découverte qu’il a permis en lui. Il aimait ce cadre étrange, contenu et rassuré par la générosité et la chaleur de sa tante. Plus tard, il s’est intéressé de près à l’Art Brut et sa singulière histoire l’a conduit à s’impliquer dans la fondation d’une association ‘
Cet objectif qu’il s’est donné s’enracine à plus d’un titre dans son histoire, depuis cette marque originelle, en passant par son enfance difficile, jusqu’à sa voie créatrice singulière qui ne s’embarrasse pas de paraître à contre-courant de l’art actuel.
Gérard Garouste ne livre pas ses clés. Il renvoie chacun à sa propre perception et à son interprétation. Laissant apparaître d’évidence son visage comme protagoniste ou admoniteur10 dans nombre de ses toiles, il nous emmène dans un parcours incertain, et qu’il veut tel, incitant le regardeur à faire sien le tableau, par l’absence délibérée d’indication pour la compréhension.
D’anamorphoses en distorsions, dislocations et métamorphoses, il présentifie un corps parlant et désirant aux prises avec des limites qui dépassent l’enveloppe charnelle. Le corps travaillé devient écriture prenant place dans son étrange cosmogonie. Sa démarche conceptuelle complexe ne veut comme sujet que la peinture, du moins il l’affirme, mais elle ouvre, par l’usage de l’illusion et de la mystification, à un questionnement de notre rapport mythique au monde. Ceci transparaît dans un polymorphisme dont l’image du corps est le terrain et l’enjeu. Le corps mis en scène par Gérard Garouste interroge sur la douleur, la dualité, l’emprise du langage, mais aussi, dans son approche elliptique, sur l’énigme de la naissance du monde symbolique, et donc sur le lien entre la représentation et le mot.
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Gérard Garouste inaugure notre premier entretien. Il explique ensuite son histoire chaotique depuis sa petite enfance. Son inattention, une position de fuite et d’absence face au cadre éducatif ont empêché la réussite de son intégration scolaire. Son cursus erratique inquiétait fortement ses parents et professeurs. Il nuance tout de même avec humour : ‘Il y avait une sous-classe pour les deux plus nuls, et j’étais le premier.’
Placé chez un oncle dans sa ‘tendre’ enfance, puis en internat, il avait alors la sensation de vivre dans un brouillard, rétif aux apprentissages, mais soulagé d’être éloigné de ses parents :
‘Je ne pouvais pas coller à un programme. Le dessin est venu comme une question de survie. J’étais peut-être un enfant qui décide de ne pas grandir, de ne pas devenir raisonnable.’
S’agissait-il d’un entêtement, d’une incapacité ou d’une détresse de l’être comme une forme d’abandon de soi. Sa trouvaille, en tous cas, il la saisit comme une possibilité d’exister aux yeux des autres et à ses yeux. C’est en dessinant qu’heureusement Gérard Garouste commença à être regardé avec intérêt par ses pairs, ses maîtres et son père.
Impressionné par cet oncle original et constructeur, il trouva une voie inspirée pour construire son monde. La trouvaille de cette voie étant reconnue, il a voulu perfectionner son dessin et comprendre comment fonctionnait la représentation, cherchant activement à traduire la perspective des avions de guerre qu’il dessinait. Et quelque chose se passa alors dans son existence sociale, grâce à cette obstination :
‘J’ai compris la perspective des ailes, donc j’étais le meilleur dessinateur d’avions dans ma classe. J’existais par le dessin. Je fascinais ma maîtresse.’
Et il ajoute :
‘Pour moi, c’est ça la création. Cela devenait urgentissime de trouver une porte de sortie dans la communauté.’
Il s’agit alors d’un début d’issue à ce qu’il vivait comme un chaos, à cet entre-deux inconfortable dans lequel il stagnait sous une forme d’inexistence, ce qu’il nomme un brouillard.
Ce chaos pourrait être compris comme une nuit de l’être ne trouvant pas la bonne porte pour ouvrir vers l’existence. L’origine de son impossibilité à être ne nous est pas accessible, même si Gérard Garouste en donne des pistes allusives dans ses propos et sa création :
‘Les autres qui travaillaient n’ont pas eu besoin de cette attention. Moi j’ai mal commencé. C’était une éducation difficile. Il y avait une souffrance intérieure qui ne s’exprimait pas et n’était pas consciente. Le dessin est venu comme un sauvetage. J’étais resté petit, et enfin quelque chose de grand pouvait séduire ma mère et estomaquer mon père.’
Ce père a pu alors l’accompagner devant les enseignants incrédules pour dire ce que son fils était capable de faire seul, donnant ainsi consistance d’homme à ce fantôme de fils.
Même si le propos pictural de Gérard Garouste ne se résume jamais à une narration autobiographique ou à un autoportrait, la force qui s’en dégage et qui nous émeut prend sa source dans cette nécessité vitale que son histoire a inscrite en lui. ‘La barque et le pécheur, le pantalon rouge’ une toile de 1984, traduit par son intensité dramatique le naufrage et le sauvetage, exposant au premier plan d’une composition dense et torturée le corps étendu et abandonné du pêcheur, veillé par une étoile de mer. Cette existence reconnue par le dessin ne pouvait gommer à elle seule le mal-être de Gérard Garouste qui dit avoir tout échoué dans les épreuves scolaires et même au-delà, ayant du, par exemple, passer son permis de conduire huit fois, éprouvé et même terrorisé par ses échecs.
Sa reconnaissance fulgurante par le monde de l’art eut lieu lors d’une exposition à New York en 1982 où le célèbre galeriste Léo Castelli lui ouvrit les portes du redoutable marché international. Et c’est, entre autre, avec ‘Adhara’, un tableau exceptionnel évoquant par son mode de transcription de l’intensité dramatique, le peintre espagnol Le Gréco, qu’il devient célèbre. La sombre densité et le tournoiement inquiétant de la composition nous centrent sur l’appel pathétique de la figure assise aux yeux bandés dont l’impotence est renforcée par la présence de toiles stellaires emportées par le vent et par l’embarras de l’homme qui marche, hagard et hésitant, enfermé en lui-même, accompagné du chien austère et mystérieux. La figure mythologique est une clé importante dans la composition, au-delà de l’alibi, comme un pré-texte permettant que la toile transfigure l’errance et l’appel, constante question dans l’histoire des hommes mais aussi dans celle, douloureuse, de Gérard Garouste, heureusement dénouée dans un processus de création salvateur.
La sortie du chaos et l’ébauche d’une reconnaissance ont permis à l’enfant Garouste d’investir un champ de médiation entre lui et le monde, entre lui et les autres, mais aussi entre lui et lui-même. Cette médiation se retrouve tout au long de son parcours de création, dans un dialogue aux multiples entrées dont il est l’habile magicien. Il peut nous égarer, s’y égarer, nous tromper, s’y tromper, mais le résultat est là : la force de ses compositions saisissantes, l’ellipse et la complexité du propos nous enjoignent d’habiter, à la façon de notre être dont il n’a cure, son univers étrange usant des mythes et des symboles comme d’une passerelle tendue vers nous. Même la rencontre avec Gérard Garouste et l’exégèse de ses propos confiés aux critiques ne permettent pas que le mystère perde de son épaisseur. Il le veut ainsi.
C’est dans l’histoire humaine réelle et mythique qu’il inscrit son acte de création, mais c’est la teneur d’un récit individuel énigmatique et la densité du roman personnel recréé qui vont s’exprimer dans sa peinture, même si celle-ci n’est pas soutenue par une intention autobiographique ou autofictionnelle délibérée.
Plus généralement, l’écriture poétique et plastique, le langage musical et corporel contiennent toujours un message implicite dont l’être est détenteur, en grande partie à son insu. Le style, travaillant le motif, le trait et le propos, en est l’inscription corporelle et psychique, figure imposée de la mise en forme. Le rythme de la composition en donne la tonalité sensible. Le sujet thématique constitue le cœur du message et son impression palpable.
L’être différent qu’était Gérard Garouste aurait pu, s’il n’y avait eu, dans son enfance, cette heureuse issue destinale du dessin, mener à l’impasse déficitaire, à l’égarement et à la mort. Il ne s’en cache pas, lui qui a connu des périodes psychiquement très douloureuses dans sa vie. C’est aussi ce que dit sa peinture, comme une chronique d’un rescapé qui dialogue et joue au bord du gouffre auquel il a échappé. Il est seul à en connaître l’origine, d’avoir pu débander ses yeux en menant de façon approfondie sa réflexion d’homme et de peintre, puisant dans les textes mythiques, les décryptant et les interprétant, et liant sa quête à une psychanalyse résolutive de sa souffrance.
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Lors de nos rencontres, Gérard Garouste évoque ses convictions autour d’une logique esthétique, l’immanence du nombre d’or et son principe inscrit dans notre existence. Il insiste sur l’importance des mythes et textes fondateurs dans sa vie et sa création, constatant que ‘tout a des ramifications’ et que l’homme est pris dans ce tissu dont les fils partent de l’immémorial de nos cultures. Ce tissu solide lui permet une mobilité et une fluidité créatrice dans un contenant à ce jour apaisé, mais qui fut longtemps très pénible car ne lui épargnant pas l’angoisse, le doute et la fuite de l’être. Ces ramifications arriment son être et permettent une navigation, fascinante pour lui et le regardeur, à travers les thèmes culturels prolifiques de sa création. Un dialogue intérieur y trouve place, transfiguré dans ses mises en scène graphiques et picturales entre le Classique et l’Indien32, entre les figures mythiques et le personnage espiègle et interrogateur. Les ramifications organisées en tissu solide offrent un espace pour dire, jouer et laisser libre cours à l’imagination, sans danger de s’y perdre autrement que dans une dissimulation ou un grimage.
Chaque étape du parcours de Gérard Garouste, et elles sont nombreuses, nous pose une énigme en guise de question prédéterminée même s’il se défend de dire ou d’induire la réponse. Son silence, tel celui du magicien gardant ses secrets, témoigne probablement de la nécessité que l’on n’atteigne ni n’altère le monde en ce tissu qu’il s’est construit, en partie insu, et qui le tient. Son désarroi l’a obligé à un recours créatif complexe. Il est transmis à l’autre, regardeur, dans une langue cryptée, un jeu de miroirs et d’apparences trompeuses.
À chacun d’y mettre ce qu’il entend. Lui, enfin maître du jeu, ne se risque pas sur le terrain de l’explication ou de la justification.
On reconnaît un tableau de Garouste entre tous par son style et sa texture. Mais son expression, ses thèmes et leur facture révèlent, au fil de l’évolution de son travail, des bouleversements et des surprises déroutantes. Son univers si singulier apparaît comme une greffe réussie qui a pu endiguer solidement, au fil des ramifications tissées, le barrage nécessaire pour consolider les fondements de l’être.
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Au-delà d’une apparence du corps, Gérard Garouste joue de l’énigme et de l’illusion pour exprimer cet ‘alien’, autre en soi insaisissable et irréductible à un dire.
‘Les seules choses importantes sont de l’ordre du secret.’
Lorsqu’il s’exprime ainsi, il sait que ce secret n’est pas de l’ordre d’une cachotterie mais d’une insondable altérité dont il ne perçoit que des bribes énigmatiques. Certes, il en perçoit plus que d’autres, d’avoir eu à s’interroger sur son mal psychique pour l’adoucir et d’être au travail dans l’élaboration d’une peinture complexe et ouverte sur l’inconnaissable. Très tôt, il a tenté par le truchement d’une dualité mise en scène à travers ‘le classique et l’indien’ de dire cette irréductible altérité. Figures schématiquement rabattues sur folie et normalité ou conformisme et dissidence par la critique, elles tentent d’exprimer cette aliénation de l’être à son altérité insaisissable. L’indien n’est jamais là où on le pense. Il apparaît, grimé, dans l’irruption sidérante qui donne force à sa minorité. C’est là son extravagance culturellement illégitime mais qui n’en finit pas de s’imposer et de perturber l’ordre. Le classique, aux abois dans l’échec de sa tentative de maîtrise du monde, doit composer avec lui dans une duplicité, et en l’acceptant, tire bénéfice de sa singulière extravagance qui signe la capacité créative de l’être.
Plus tard, transcendant cette dualité, Gérard Garouste développa des figures énigmatiques, représentations d’un corps esquissé sous des formes hybrides et erratiques. Ces êtres font signe, telles des visions rêvées ou hallucinées. Ils sont la face cachée de la présence, une présence secrètement pliée dans l’absence. Leur altérité saisissante tente d’approcher l’être immatériel qui l’anime.
Son corps à l’œuvre, qu’il passe par la figure mythique, erratique ou, plus récemment, par l’image ressemblante du portrait, laisse toujours transparaître cette duplicité ouvrant sur l’insondable représentation interne où l’image du corps, distordue et fragmentée par le jeu des pulsions, n’a que peu à voir avec ce que le miroir nous renvoie.
Dépliant l’être et le temps pour provoquer la révélation de son altérité, Gérard Garouste ouvre, par ce détournement systématique d’images conventionnelles et mimétiques, un au-delà du miroir. La corporéité21 ainsi révélée comme essence du corps charnel et spirituel est inscrite dans les représentations fragmentaires, précaires et métamorphiques. Elle peut s’exprimer dans l’écriture picturale, là où la langue est insuffisante à dire.
Dans la vie, cette altérité est dissimulée grâce au pli : missive cachetée, lettre cachée et pliure ordonnant le monde. L'être en maintient la clôture au moyen de tous les artifices culturels à sa disposition. Le pli est dissimulation et soumission. Vrai ou faux, bon ou mauvais, le pli permet un simulacre protecteur contenant la folie aux confins de l’extravagance. Le paradoxe est donc d’avoir recours à l’artifice pour mieux révéler cette face cachée de l’être. La perspicacité de Gérard Garouste et d’autres artistes, se situe dans cet acte de dévoilement.
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Gérard Garouste évoque cet ‘état amoureux de l’inconscient qui mène à tout faire pour mettre cet inconscient en scène’, ne marquant pas là de différence entre matière et sujet :
‘Toute la folie peut être contenue dans un tableau.’
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Gérard Garouste n’aurait pu, probablement, maintenir son dialogue inventif et productif entre le classique et l’indien, puis poursuivre un travail créatif original et prolifique, sans le recours aux traitements actuels, psychothérapiques et chimiothérapiques, contenant le morcellement de son être. Il évoque ainsi la place de ces entraves psychiques :
‘Dans les deux phases extrêmes, il ne se passe rien sur le plan créatif. Dans l’intermédiaire, ça va. En période ‘up’, ça va trop vite dans la tête, mais parfois il en sort des choses après, deux ou trois ans après.’
Durant les périodes dépressives graves, une forme de ‘paralysie glaciaire35’, comme l’exprimait Pierre Fedida, stérilise toute velléité de création. Rien à voir, donc, avec la mélancolie romantique qui crée sur le tranchant d’une douleur existentielle et narcissique parfois savamment cultivée.
Scories, donc, que rejette l’être morcelé, dissocié, ayant perdu cette capacité de rassemblement de l’être nécessaire à l’émergence congruente et non destructrice des représentations internes. La dissociation de l’être induit un retour persécuteur envahissant.
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Gérard Garouste ne dissocie pas son travail de peintre de cet enracinement culturel qui, dans sa diversité, touche tous les domaines de connaissance. Il sait ce qui s’engage dans ce passage depuis ses représentations et ses recherches vers la singularité de son expression.
Il ne s’épargne pas les exigences qu’il considère nécessaires dans sa technique de travail, sachant que l’artifice du tableau ne fonctionne qu’à condition d’en soigner la forme :
‘Techniquement, je suis classique, comme les meilleurs anciens. Je fais mes ébauches de toile comme Manet. Je tiens au classicisme du procédé. L’invention est à ce prix. Elle tient dans la limite du cadre, c'est-à-dire une technique.’
Il évoque l’importance de la préparation de la toile à laquelle il porte un soin particulier et me montre, lors d’une rencontre, le travail du fond, matière subjectile qui donne sa profondeur et sa ‘vie’ au tableau. La culture est inscrite là aussi, et s’il y reste classique, ce n’est pas dans un souci de conformité traditionaliste.
‘L’invention est à ce prix’, insiste-t-il, profitant de la transmission des pères et des maîtres sans s’y aliéner, en découvrant sa voie et sa propre manière d’exprimer. Il n’est pas que classique et sa culture artistique n’a pas récusé et même s’est enrichie, après une période de perplexité paralysante de son expression créative, de l’apport de Marcel Duchamp et du bouleversement de l’art contemporain. Fort de ce questionnement, il a assumé son choix d’une liberté d’expression dans un cadre classique. Son indianité ‘duchampienne’ passe dans la figure métamorphique et l’appropriation des textes et des mythes, osant réinterpréter la culture.
‘Il faut veiller à ne pas être dépossédé’ dit-il, insistant sur la richesse de la transmission sans y perdre cette possibilité d’invention, soit d’être là dans son objet créé.
Penser, dans la représentation interne, c’est délier et relier autrement les apports, comme pourrait l’illustrer le rêve qui travaille les restes diurnes, les impressions et le empreintes mnésiques, pour y inclure, dans une métamorphose, un message autre. C’est là que naissent des inventions dont certaines sont aussi bouleversantes que fulgurantes, d’avoir osé délier et relier autrement ce que la tradition et la raison ne pouvaient pas délier. Il serait injuste de dire que la marche du monde passe par le rêve créateur, car l’invention et la création sont aussi le fruit d’un travail, mais certains bouleversements scientifiques et artistiques sont nés de cette audace inventive du rêve.
C’est cela que veut dire Gérard Garouste en osant ces déliaisons et reliaisons inventives travaillant le fond de la culture, sans s’offrir la jubilation tapageuse d’une ‘tabula rasa’.
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L’oeuvre de Gérard Garouste entrelace ses représentations dont il laisse entrevoir la complexité et la tension en livrant des bribes de son histoire douloureuse et de sa cosmogonie dont il n’est pas certain qu’il ait lui-même la clé, proposant plutôt au regardeur de trouver ses réponses aux énigmes qu’il pose, tel le Sphinx.
‘Tout discours tenu sur la peinture est nécessaire et fonctionne comme un alibi dans la mise en scène d’une intrigue.’ ajoute-t-il dans une note de ce carnet d’esquisse. L’alibi disculpe et fait diversion. Il protège celui qui est mis en cause, ou plutôt celle puisque c’est de la peinture dont il s’agit, celle que tenta Gérard Garouste à contre-courant de la vague déconstructive et conceptuelle. Il y est corps et âme, dans sa peinture, dissimulé comme dans ces jeux d’images où il faut retrouver la clé perdue. ‘Où est Charlie ?’, ‘où est Gérard ?’ Sa peinture est sa Sphinge. Un monde mystérieux et transfiguré la rend fascinante et nous provoque en son énigme.
La mise à l’oeuvre de Gérard Garouste ne néglige aucune composante : la culture, la pensée, le savoir technique. Il y faut ajouter l’éthique en tant que créer du possible à partir de la contrainte de soi, ou, pour rejoindre le mot-valise de Paul Audi dans ‘Créer’5 : une ‘esth/éthique’ instaurant un domaine de possibilités dans le registre de la forme :
‘Tous les artistes produisent des œuvres, mais ceux qui créent sont ceux dont la production instaure un domaine de possibilités qui ouvre la vie à une dimension nouvelle et inaperçue, qui lui donne tout d’un coup une portée différente et originale, une portée dont on ne soupçonnait même pas (dont le créateur lui-même ne soupçonnait pas !) qu’elle pût exister avant l’évènement de la création.’
Le jeu, la fiction, l’artifice au service du geste et de la pensée de l’artiste constituent donc une affaire très sérieuse pour l’humanité de l’homme.
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Qu’y a-t-il de commun entre Francis Bacon, Mauro Corda, Gérard Garouste et Pablo Picasso ? Outre la grande qualité de leurs œuvres, ces quatre créateurs ont travaillé et travaillent la figure métamorphique dans une transfiguration usant de la déformation, d’une torture de la forme allant de l’anamorphose à la décomposition ou la fragmentation.
Leur travail de la figure concerne plus particulièrement le corps pour en faire suinter une sensation, une expression, une pensée ou un propos politique. Leur ouvrage, en tant qu’œuvrer, fait jouer la figure dans la forme usant d’une langue qui est propre à chaque artiste. Aucun n’est dupe de l’artifice qu’il propose au service de la sensation, de la question ou de la fiction qu’il doit exprimer. L’imposture est légitimée par la vérité révélée. Les aberrations qu’ils imposent, souvent au mépris d’une esthétique du Beau, ouvrent délibérément un abîme. La figure métamorphosée oblige le récepteur à y plonger dans un effet de saisissement qui devient effet de vérité. Le travail d’atelier met à l’épreuve l’esquisse qui devient, à mesure des distorsions intentionnelles et significatives, l’ébauche de la pièce définitive. Il ne s’agit pas de la multiplicité aléatoire, outrancière et arbitraire des images de synthèse qu’offre le progrès technologique, même si, tel Gérard Garouste, certains usent parfois au cours du processus de création, de logiciels informatiques de transformation de l’image. Pour ces artistes, la distorsion et les scansions imposées à la figure visent à accroître la force d’expression et à en focaliser la représentation. En effet, comment rendre en peinture et en sculpture le mouvement, le temps, l’émotion, le cri, la jouissance, tout ce qui est irreprésentable par les codes intellectualisés dans une formalisation classique.
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Evoquant son travail actuel en atelier, Gérard Garouste explique :
‘Pour les portraits, je rencontre les personnes, puis je fais des dessins dans un carnet, en pensant à eux, en exagérant le trait. Ensuite, ils viennent poser dans mon studio, et, après, je mets à l’informatique avec photoshop. Je retravaille les photos comme des anamorphoses. Ça fait déjà partie du travail d’atelier. On peut modeler le visage avec l’ordinateur.’
Il n’est plus question de modèle, mais de modeler ; étrange recours que s’autorise un peintre qui, bien avant l’apparition des logiciels de transformation photographique sur ordinateur, usait déjà, par nécessité créative, de métamorphoses figurales. Reste que cet appoint informatique, ludique et mystificateur, accentue les propositions métamorphiques et lui ouvre un peu plus l’avènement de possibles expressions fabuleuses, sans que le jeu l’emporte sur le sens. En effet, ce qu’il en extrait reste en lien étroit avec ses représentations et l’émergence de l’esquisse singulière dans l’espace de création.
Lorsque sa présence s’impose, trop réelle, le modèle peut devenir envahissant et entraver la quête du peintre dans son étroit dialogue avec la peinture.
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Gérard Garouste ne manque pas de pointer la dérive stalinienne des artistes et des chantres de l’art conceptuel, redondance de la révolution initiée par Marcel Duchamp.
À sa façon, dans les énigmes et parfois l’humour de sa peinture, Gérard Garouste offre une réponse parodique, tel Magritte, avec l’effet de liberté et de pensée qu’elle génère : ‘Ceci n’est pas un tableau’, ‘Ceci n’est pas une peinture’. L’artiste déplace la création au cœur de l’acte dans son inventivité. Il n’a pas à être dans le refus ou l’acceptation de la forme de ses aînés mais à en utiliser les potentialités, y compris dans une transgression. Le refus fait acte de révolution, prémisse qui ne peut suffire en soi à faire acte de création.
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L’artiste ose plus que le quidam, mais la recherche d’une expression idéale anticipe l’autre, public, en son regard, son oreille, sa pensée. Généralement, cette expression va, plutôt que de se livrer dans une exhibition, chercher des affinités secrètes dont la lecture suppose un décryptage faisant appel à la sensibilité et à la réflexion du récepteur. Et ce n’est pas parce que le créateur usera de références culturelles importantes dans la réalisation de son œuvre que le récepteur devra s’éreinter dans une réflexion, oubliant ce décryptage sensible. L’exemple en est l’œuvre de Gérard Garouste qu’il faut savoir regarder en se laissant pénétrer par le rythme et la composition de sa peinture sans buter sur l’énigme dont il a besoin pour l’exprimer.
En s’attardant intellectuellement sur l’énigme, le risque est de s’égarer dans le propos narratif ou mythique plutôt que de se laisser émouvoir en faisant confiance à la pensée perceptive qui n’est pas sans histoire ni culture. Il s’agit bien de reprendre à notre compte ce propos, ‘Le sujet, c’est la peinture’ , en l’élargissant entre autre à la poésie, la danse et la sculpture.
La pensée, enfin, intervient dans le sens que prend pour l’artiste sa création dès lors qu’elle devient métier.
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Gérard Garouste exprime fort bien cette résistance à la fois passive, souffrante et créative qu’il a connue dans son enfance contrastée. Tout d’abord cet oncle, ‘personnage fantastique’, bûcheron singulièrement inventif qui est devenu pour Gérard Garouste un défricheur permettant d’exprimer le malaise existentiel. Puis, ce fut l’internat en collège religieux où cette monnaie n’avait pas cours, l’obligeant à un chemin singulier et résistant : ‘Le dessin est venu comme une question de survie. Les dessins d’enfant sont géniaux. Peut-être j’étais un enfant qui décide de ne pas grandir, de ne pas devenir raisonnable.’
‘Séduire ma mère et estomaquer mon père’, mais aussi fasciner l’enseignant et les copains : par là, Gérard Garouste dit cette adresse nécessaire à l’autre qui va l’obliger à perfectionner son art du dessin, inventif et reproductif, pour montrer mais aussi se faire reconnaître. Il vit d’ailleurs mal le jour où il constate qu’un élève dessine mieux que lui, avec ce qu’il repère comme un trait d’adulte. Stimulant son apprentissage et son inventivité, cette épine jalouse va plus encore affirmer sa détermination. Un dessein et un destin se tracent donc très tôt. Le regard autre y est appelé par un bricolage ‘avec les moyens du bord’, en l’occurrence le dessin, dans une anticipation projective. Cela permit à Gérard Garouste d’exister en conciliant cette insistance à ne pas grandir et la contrainte de s’inscrire dans l’assignation sociale. Il a pu dépasser sans y renoncer ce ‘cercle magique’ de son enfance.
Lorsque la répression culturelle dans l’apprentissage redouble le refoulement inhérent au développement psychique, il se peut que la créativité soit laminée, ne laissant pas d’autre choix que l’expression de symptômes invalidants mais socialement peu dérangeants tels que l’inhibition ou la répétition obsessionnelle débilitante. Mais nous avons vu que, paradoxalement, la créativité s’enrichit des apports formels et des apprentissages mimétiques, comme l’ont exprimé les artistes rencontrés. Il y va donc d’une alchimie complexe entre invention et reproduction, entre jeu et éducation.
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Gérard Garouste se souvient encore être tombé dans ce piège d’un succès fulgurant, enclenché par l’engouement du célèbre galeriste new-yorkais Léo Castelli. Pris sous les feux croisés des détracteurs et des opportunistes, il devint impossible d’entendre une critique fiable, mais surtout l’artiste s’est vu alors transformé en objet bousculé, y compris par la spéculation marchande. Il a pris ses distances après s’y être un peu brûlé les ailes. Mais, parfois, le piège se referme, laissant des artistes un temps adulés, perplexes et terrassés face à la subite extinction d’un brasier d’adorateurs qui semblait pourtant si flamboyant.
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