L’existence de Sartre commence avec l’énigme du père mort et paradoxalement, malgré son exigence réaliste, le philosophe a fait preuve toute sa vie d’une mauvaise foi éhontée, traitant par-dessus la jambe cet insu de son être.
Il a voulu en dénier l’impact tout en centrant sa philosophie sur ce manque du père :
« Je m’étonne du peu que je sais sur lui. De cet homme-là, personne n’a su me rendre curieux. »
Pourtant, ce père polytechnicien avait bravé ses références bourgeoises. Il aurait donc pu avoir, aux yeux de son fils, l’étoffe d’un héros ou tout au moins d’un modèle, mais Sartre n’y fut pas rendu sensible par sa famille maternelle, et ne le voulut pas.
Il ne pouvait donner une place à ce père lorsqu’il a constitué son corpus philosophique autour de la facticité de l’être et de la liberté conquise par la pensée. Pourtant, il porte le nom du père, qu’il a dû faire sien, qu’il le veuille ou non.
Dans ‘Les Mots’, Sartre décrit ce qu’on a fait de lui, ou plutôt il le reconstruit dans une fiction autobiographique visant à détruire son propre mythe pour accéder à la liberté.
C'est-à-dire, comme il le formule : ‘ce que je fais de ce qu’on a fait de moi’.
Sartre propose une révolution de l’être qui, dans une exigence existentielle peu commune, combat tout élitisme… Encore un paradoxe qu’il défendra toute sa vie, dans une philosophie de l’action qui est fondée sur cette gageure :
tenter d’être un semblable, donner toute sa valeur d’être au semblable.
Il a creusé ce sillon inlassablement depuis la Nausée, son roman célèbre traitant de la contingence existentielle comme chemin douloureux vers la liberté et la réalité humaine.
Jusqu’à dix ans, il avait vécu une existence fusionnelle d’enfant-roi auprès d’une mère à la fois sœur, complice et secrète amante, sous le regard narcissisant du grand-père maternel qui agissait comme redondance de la fusion maternelle. Il a vécu loin de toute promiscuité enfantine et donc de toute épreuve initiatique.
L’enfant-roi est le personnage, ce que l’on fait de lui et l’écriture qu’il tente très tôt entretient le mythe d’un enfant héroïque, pourtant agi par l’autre plutôt qu’acteur de sa vie.
Mais, à la fois, Sartre reconnaît que son existence est fondée sur la faille bouillonnante du père : « La mort de Jean-Baptiste (son père) fut la grande affaire de ma vie. »
Encore un paradoxe difficile à articuler avec son déni de la place du père. Cette place que l’on peut dire pleine de son vide, lui permet d’attaquer sur tous les fronts le destin tracé du bourgeois et de l’homme en général avec ses contraintes, sa lâcheté, ses croyances, son esprit de sérieux et sa cynique position de ‘salaud’
Quant à la fonction paternelle dans une société où elle est encore figée sur le chef de famille avant que Jacques Lacan n’en précise toute la portée symbolique, il affirme :
« Il n’y a pas de bon père, c’est la règle ; qu’on n’en tienne pas grief aux hommes mais au lien de paternité qui est pourri. »
Le père renvoie pour lui à la désagrégation, à un fantasme de chute et de destruction.
Et pour cause, au vu de cette relation si pleine et indissoluble avec sa mère, puis toute sa vie avec les femmes et en premier lieu Simone de Beauvoir qui fut son soutien et son oreille.
Son fantasme d’autogénèse est frappé du sceau de la relation incestueuse à la mère mais aussi au grand-père maternel, patriarche voué à sa cause. Cette autogénèse lui a permis de se maintenir dans l’illusion d’une liberté idéalisée et dans un monde fraternel où ‘tout homme est tout l’homme’ et où l’homme crée sa loi.
Si l’on cherche un maillon faible dans la philosophie de Sartre, il se situe au cœur de cette dénégation de la fonction paternelle fondée sur le père mort, si présent dans son absence.
La mauvaise foi de Sartre est d’autant plus évidente qu’il n’est pas sans savoir l’importance de son père, mais qu’il se désavouerait de le prendre en compte. Je le cite :
« Je ne cesse de me créer ; je suis le donateur et la donation. Si mon père vivait, je connaîtrais mes droits et mes devoirs ; il est mort et je les ignore… Plutôt que le fils d’un mort, on m’a fait entendre que j’étais l’enfant du miracle. De là vient sans doute mon incroyable légèreté. »
C’est donc sans illusion et en mesurant la facticité de sa vie que Sartre peut tendre par la suite un miroir implacable et lugubre à ses congénères dans son roman La Nausée.
C’est à partir de la perte traumatique de la cause d’exister que s’origine sa mélancolie.
Pour que Sartre produise son exigeante philosophie de la contingence, il fallait qu’il ait subi cette histoire unique, ces traumas, ces mensonges et cette désespérante désillusion. Il fallait aussi qu’il traite cette désillusion à sa façon singulière, par le refuge imaginaire d’une conscience douloureuse et par l’écriture salvatrice pour accepter cette contingence :
C’est-à-dire accepter d’être posé là, gratuitement, sans autre issue qu’une liberté de la solitude pour fonder les bases de son existence.
La réflexion de Sartre ne s’arrête pas là. Dans La Nausée, il est question de la réalité humaine ‘qui est ce qu’elle n’est pas et n’est pas ce qu’elle est’.
Sartre, en naissant à lui-même, en a fini avec l’illusion d’être ce qu’on est dans une totalité, ou, tout au moins, il en pressent l’inanité.
Dans l’approche existentialiste de Sartre, il n’y a pas de nature, et l’existence précède l’essence. ‘L’homme n’est que ce qu’il se fait’. Sa philosophie préfigure la postmodernité et ne peut s’entendre que si l’on accepte que dieu est mort. Sartre, donc, s’exporte mal !
Il libère son approche existentielle de tout idéalisme, de tout déterminisme comme de toute croyance. Cette angoissante liberté permet donc toutes les déconstructions, visant une humanité basale. C’est à ce point là qu’il offre une passerelle, mais si exigeante dans le renoncement aux croyances qu’elle ne peut être aisément praticable.
Le ‘choix originel’ du fait même d’exister nous rend responsables de ce que nous sommes. Cette proposition fut souvent interprétée comme une posture volontariste de Sartre.
Alors que ‘L’homme n’est que ce qu’il se fait’ veut dire qu’il est projet, un projet d’être en avant de soi. C’est en cela qu’il se constitue comme être, dans une irréductible subjectivité.
La psychanalyse existentielle telle qu’il la définit et l’applique à lui-même dans ‘Les Mots’ apparaît à la fois sans concession tout en entretenant une mauvaise foi utilitaire. Dans la construction de sa ‘fable vraie’, auto-analyse qu’il a mis douze ans à écrire, on mesure la force et les contradictions de ce penseur marqué par son histoire, sa facticité et la nécessité historique de son autogénèse. C’est une conquête de soi.
On y comprend son refus de tout déterminisme, y compris du déterminisme freudien, car Sartre a besoin du mythe de l’être en action vers la liberté.
Mais, comme Sigmund Freud dans cette démarche d’autoanalyse, il ne peut s’extraire d’une fiction de la pensée comme construction de l’être.
Les théories de Freud et de Sartre ne sont pas si antagonistes. Elles se rejoignent, par exemple, sur ce terrain de la facticité et de la mauvaise foi et sur le malaise dans la culture.
Si l’on s’y attarde, on comprend que la liberté sartrienne n’est pas qu’une naïve négation de l’inconscient et des contraintes du milieu et de la matière :
- L’homme est condamné à être libre par sa contingence existentielle, ouvrant sur l’insensé sans recours autre que la croyance, la facticité et la mauvaise foi.
- L’homme est factice car il est placé dans une situation qu’il n’a pas choisie, et il s’agit pour lui de faire quelque chose de ce qu’on a fait de lui.
Pour lui, ‘ La violence est issue de la tragique disproportion entre la nature et l’homme’.
Sartre pose la question de la confrontation entre les pulsions et l’effort pour exister. Il concède que l’être humain ne peut que buter sur ce qu’il nomme le pratico-inerte, c’est-à-dire le rapport aliénant de l’homme à la matière et à toutes les formes d’institutions.
Il ne faut donc pas bannir la mauvaise foi, car elle est un recours humain nécessaire.
Illusion, croyances, mauvaise foi même et surtout de bonne foi, inauthenticité sont les bastions mis en place par l’homme pour ne pas se confronter à l’angoisse de sa condition. Déjà comme ça, vivre est bien difficile : les ratés confrontent à l’angoisse et précipitent vers la catastrophe existentielle et la folie.
Heureusement, le délire, construction de mauvaise foi dans la conviction de sa vérité, permet un colmatage, souvent en générant un être unique, parfois autoengendré dans sa folie. Et ça, les cultures le partagent, produisant leurs dieux et leurs victimes sacrificielles.
En entendant Sartre parler de l’homme tel qu’il veut et tente de l’être, on mesure à quel point une théorie si forte et essentielle dans l’évolution de notre culture, peut se rapprocher des constructions délirantes. Mais, à la différence d’un être délirant, Sartre sait que sa tentative d’autogénèse qu’il construit à travers une praxis d’action et d’écriture n’est peut-être pas réalisable. Elle doit, à ses yeux, rester l’horizon moral et politique de l’homme en société.
Thierry Delcourt ©